Les courriers de l'été (6 : le poulet roti)
Paris le 21 janvier 1930
Chère Madame,
Non, je ne suis pas fâché, non plus malade. Je suis mal tourné, voilà tout, ce qui m’arrive souvent. Dans ces moments-là tout me déplait : la vie, les autres, moi-même encore plus. Je suis tout entier au seul vrai plaisir que je connaisse : grogner contre tout, envoyer tout au diable, me ficher de tout, n’avoir qu’un désir : silence, et seul. Si vous voulez le savoir, c’est mon état d’esprit le plus général. Je lui dois de grandes jouissances, si drôle que cela puisse vous paraître.
Il faut vous résigner : ne comptez pas sur moi. Aucun rapport avec l’état d’esprit ci-dessus. Mais vous me gâtez trop. L’habitude me manque, et le loisir, pour me donner ainsi des distractions. J’ai passé ma vie enfermé, retiré. Le pli est pris, sérieusement. Comme il s’accorde avec mon caractère, aucun espoir de changement. Songez aussi que je n’ai à moi que mes soirées. Il me faut me les garder comme j’ai toujours fait. Là-dessus je transigerai encore moins. Vous croyez me séduire en me parlant de la société de eux jolies femmes ? Je n’aurais pas les raisons que je vous expose que vous m’en donneriez là une fameuse. Je ne suis plus à l’âge auquel on accourt se montrer aux jolies femmes. Je suis à l’âge auquel on se cache d’elles. A regret, certes, mais sagement.
(…)
Vous avez été charmante de m’adresser vos vœux. Je suis, au moins sur ce point, un être privilégié. A cette époque de l’année, je n’ai ni visites à faire ni à recevoir, ni lettres à écrire ni à lire.
Paul Léautaud. (Lettre à Mme Benjamin Crémieux)
Madame,
après vous, je me suis obstinée dans ce schéma qui m'en a fait connaître d'autres, des femmes comme vous.
J'ai, en effet, persisté un moment à tomber amoureuse de garçons dont la première des qualités n'était pas la réussite scolaire.
C'était un fait avéré et, pourtant, vous sembliez le découvrir.
Peut-être était-il pratique -bien qu'à mon avis, très malhonnête- de me tenir, moi encore adolescente, pour responsable d'une situation que vous et votre mari appeliez "échec".
Si vous avez été la première, vous n'avez donc été ni la seule ni la pire.
L'une d'entre elles méconnaissait le programme de philosophie et pour cause : son fils n'était pas destiné à passer en terminale un jour. Au lieu de m'être reconnaissante de la culture générale que je lui permettais d'avoir, elle m'avait rangée du côté du diable parce que je lisais Sartre...
Je ne regrette en rien les moments que j'ai vécus avec votre fils mais ne regrette pas davantage de ne pas l'avoir épousé.
Car alors, il aurait fallu régulièrement aller manger chez vous le dimanche midi, vous complimenter sur la cuisson du poulet et tâcher d'oublier que seule mon écriture difficile à déchiffrer avait préservé de votre lecture indiscrète et soupçonneuse les lettres que je ne vous avais pas adressées.
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