Les interviews de Marguerite (6 : la carmélite)
"-Les deux heures de récréation sont les seules heures où les carmélites aient le droit de parler entre elles ?
-Oui. Le silence continuel est aussi une épreuve nerveuse assez forte. Mais remarquez que ce silence est "occupé". On travaille. On reprise du linge. On relie des livres, des missels -parfois du Claudel ou du Péguy-, on fabrique des hosties, des reliquaires, des images... Mais lire, il n'en est pas question. Seulement les livres de piété. C'est un vide intellectuel effrayant.
-Le travail ne peut-il compenser ce silence continuel ?
-Pas tout à fait. Le travail est une occupation physique qui laisse l'esprit libre. Il faut d'ailleurs le faire avec un esprit d'oraison. Cependant, quand on a à faire un travail compliqué, on est assez heureux.
-Pourriez-vous me dire encore un mot sur le seul moment où la règle du silence est levée, sur les deux heures de récréation ?
-La nullité des conversations est frappante. Toutes conversations personnelles devant être bannies, toute allusion à son passé devant l'être également, les carmélites ont entre elles des conversations de ménagères. Je crois que les femmes souffrent plus que les hommes de cette règle du silence.
-Ce que vous me dites me jette dans l'épouvante. Est-ce que c'est un mot impropre ?
-Non. C'est le mot. Il y a une panique, un vertige, à prendre conscience de ce vide. Heureusement, on n'en a pas continuellement conscience. C'est un risque énorme que de jouer sa vie sur un tel absolu. L'échec est tellement démesuré que sa perspective, seule, épouvante.
-Une fois sortie ?
-On a l'impression d'être dépouillée, nue. Mais on reste obsédée pendant très longtemps à la fois par le mode de vie et par l'idéal auquel on a renoncé, même si on a voulu absolument y renoncer. Parce qu'on a été totalement investie si on a vraiment tenté l'expérience -totale.
-Quel genre de nostalgie laisse l'amour de Dieu et quelle compensations possibles y a-t-il à cet amour ?
-C'est une attitude intérieure qui m'est devenue tellement étrangère que je peux difficilement en parler. Quand j'ai perdu la foi, j'ai souffert de ne plus prier. De ne plus avoir quelqu'un à qui m'adresser. Je ne vois d'équivalent à cela que le désespoir absolu et sans recours de la fin d'un amour."
France-Observateur. 1958
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