3.7.09

L'intimité

Alors cet été-là, l'été de mes 19 ans, en partant en vacances pour la première fois avec le garçon que j'aimais, j'ai glissé dans mon sac Jules et Jim d'Henri-Pierre Roché.
Le long voyage en train corail mettait la Bretagne au bout d'une journée de voyage et la changeait en destination exotique.
Sur les routes de campagne, on chantait "coeur de loup" en tendant le bras, en levant le pouce, nos étapes n'étaient pas définies.
A notre arrivée dans les campings, on dépliait la tente et, au désespoir des voisins, on grillait quelques sardines.
Le jour, on étendait nos draps de bain sur les plages et, quand le soleil se couchait, on passait un pull, on marchait dans les vagues et j'écrivais des mots de Philippe Soupault sur le sable.
Partageant tout, on avait un livre pour deux et on le lisait ensemble. Ou, plutôt, on se le lisait, chacun notre tour.
Les jours passant, le garçon a commencé à délaisser le livre pour des châteaux de sable.
Et, au bout de deux ans, nous nous sommes lassés. Moi, de ne pas partager les livres que je lisais en l'attendant. Lui, de ne pas savoir me convertir à l'exercice physique.
Mon exemplaire de Jules et Jim garde les traces de cet été-là : couverture altérée par le soleil, pages cornées, grains de sable.
Mais moi aussi, j'ai été marquée par ça. Car, dans ma vie, la lecture est devenue indissociable de l'amour.

Au Japon, où l'on voit si rarement les gens s'embrasser, on devine qu'ils forment un couple à leur manière de lire.
Je les regarde dans les cafés où ils sirotent lentement une boisson glacée et partagent une part de gâteau en discutant avant de sortir, chacun, un livre de leur sac.
Et ils restent là, longtemps encore, côte à côte, silencieux mais tellement ensemble.

"Même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des charges ou d'un testament; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons "voir une personne que nous connaissons" est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons."
Marcel Proust. Du côté de chez Swann.

Relire la Recherche du temps perdu en même temps qu'il la découvre, c'est un peu être avec lui, malgré la distance. C'est avoir mon épaule contre la sienne, c'est être intime.

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