14.3.07

Sur un air d'Ennio Morricone

Il y a un temps où, enfant, lorsque je m'éveillais, j'essayais de me persuader que je dormais encore, que la lumière grise qui entrait par la fenêtre n'était qu'un élément du rêve et que je retrouverais -en m'éveillant vraiment- ma balançoire au fond du jardin planté de bananiers.
J'ai dû admettre, avec le temps et la succession des réveils qu'il me faudrait vivre là. Loin des bananiers. Mais près du centre commercial 2002.
Un centre commercial désuet dès son ouverture où des petites boutiques -marchand de sport, papeterie, parfumerie... se sont succédées avant de disparaître vraiment. Où le supermarché s'est appelé Codec avant de changer -combien de fois ?- d'enseigne. Où les vitrines du bureau de tabac étaient pleines d'articles pour fumeurs en porcelaine, en verre, du kitch qui fait rêver les enfants. Où les longs comptoirs de la boulangerie comportaient un immuable rayon bonbons. De ceux qui craquent sous la dent avant de révéler un sirop trop sucré, écoeurant, pas bon.
Il a fallu attendre la proximité du nouveau siècle pour que je comprenne -enfin- que certains nombres étaient des dates... Et que les enseignes qui les avaient choisies (Optic 2000. Le centre commercial 2002...) en guise de signes extérieurs de modernité se retrouvaient, en fin de compte, affublées d'une date de péremption.
Quand je suis à Ikebukuro, je pense souvent à 2002 et aux années 70.
Parco et Seibu m'évoquent les Galeries Lafayette d'Orléans et je suis sûre qu'il y a, ici, des femmes de mon âge qui ont les mêmes souvenirs que moi là-bas. Le souvenir de ces après-midis de petites filles où, accompagnées de leur mère, elles descendaient au sous-sol choisir la pâtisserie qu'elle mangeraient sur le toit.
Ces grands magasins, malgré leurs travaux réguliers, leur volonté de rénovation, ne parviennent jamais à masquer complètement leur passé et gardent, en permanence, un petit air ringard.
C'est aussi ce qui fait le charme de Tokyo : cette ville réussit à donner d'elle-même une image de modernité absolue alors qu'elle empile les époques les unes sur les autres, juxtapose les maisons en bois et les immeubles modernes et s'accomode de ces palympsestes le plus simplement du monde.

Sunshine 60 est un des centres commerciaux d'Ikebukuro. 60, c'est le nombre d'étages. Mais je pense que ce ne serait pas choquant d'imaginer que c'est l'année de sa construction (or non : 1978).

Les couloirs de Sunshine City sont emplis de l'odeur outrageusement sucrée des crèpes que viennent engloutir les écoliers en fin d'après-midi. Et ils résonnent de refrains à la mode. Mais c'est une agitation factice. Une bonne humeur obligatoire, de celle qui règne dans les fêtes foraines : le rire des enfants est sincère mais le vernis de la nacelle du manège et le forain ne desserre pas les dents en ramassant les tickets.
Certains couloirs de Sunshine City ont des allures de défaite.

Quant aux terrasses extérieures, elles sont le royaume du carrelage, des lignes de fuite, le règne de la verticalité.

Miss Ritchie dit : "je vais à la ville fantôme". Et, en effet, on imagine bien, dans ces lieux désertés, une musique de western et l'irruption d'hommes en quête de règlement de comptes.

Or, les seuls hommes qui apparaissent dans le décor sont en cravates. Ils fument une cigarette près des distributeurs, ou mangent un onigiri aussi rapidement que si le film était projeté en accéléré.

A Sunshine City, je pense aux escaliers de 2002, usés par mes pas. Mais aussi à ceux sous l'arche de la Défense qui, dans les années 90, m'ont souvent servi de banc.
J'y retournerai, un jour des années 2010, rencontrer mon fantôme d'il y a 20 ans et voir comment le quartier a vieilli, lui.


(Aujourd'hui, dans le four, le cake était au yuzu et aux graines de pavot. Il y a des choses qui mettent du temps à devenir des évidences. Mais, certains jours, on se dit "mais oui, c'est bien sûr !")

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Toujours malade ?
Tu continues le traitement en tout cas, on dirait... mais est-ce thérapeuthique sous forme de gâteau aussi, le yuzu ?


Encore une fois une belle description de Tokyo. Tu réussis à bien capter et à retransmettre cette atmosphère... Merci pour ce voyage, pourtant à deux pas d'ici.

Anonyme a dit…

Moi, le Saty d'Oita me rappelait les Galeries Lafayette d'Annecy. Incroyable mais vrai, comme tu le décris si bien !

Anonyme a dit…

Mais... comment fais-tu pour me faire revivre si bien ces moments et ce paysage de mon enfance ?? à Orléans qui plus est ! un réel bonheur de te lire, vraiment.

Anonyme a dit…

Excellentissime!!!!

Une ancienne des superlatifs anonymes.

Anonyme a dit…

Bientôt le centre commercial 2002 ne sera plus qu'un souvenir! Pas des meilleurs c'est sûr. Vivement sa démolition prochaine :)