(jamais) Sans lui
Hier, il y avait du soleil sur le terrain de base-ball et des garçons, jeunes, torse nu, en débardeur rose et de bonne humeur se lançaient des balles et des cris.
Moi, je jonglais entre mon couteau, ma pomme, mes yeux éblouis et la page de mon livre que je ne voulais ni tacher du jus du fruit ni perdre.
Hier, le livre était celui de Dominique Fabre et la lecture de ses mots est toujours un peu sportive : j'ai besoin d'un temps de récupération au détour de certaines phrases qui me font l'effet d'un grand coup de poing dans le ventre, qui me font monter les larmes, qui me touchent au plus profond.
Ma mère a longtemps été mon mentor en matière de lecture. On partageait les enthousiasmes ou pas : elle me disait "tiens, lis ça", elle m'offrait certains de ses livres et d'autres, qui vivaient dans le placard chez Mamy, ont agrémenté mes vacances.
Mais, façonnant mes goûts, elle m'a également fait découvrir mes réticences : grâce à elle, j'ai découvert très tôt que Jules Verne, la Comtesse de Ségur, Alphonse Daudet, Jack London... n'entreraient pas dans mon panthéon personnel.
Mark Twain a aussi fait partie des auteurs "tiens, lis ça"... Et j'ai obéi à l'injonction pendant quelques chapitres seulement. L'Amérique sudiste, les histoires de campements, de fugues de jeunes garçons, tout ça... J'ai rendu le livre à ma mère.
Mais je ne sais pas expliquer pourquoi, il y a le détail d'une scène qui m'a marquée à vie, qui me revient toujours.
Huckleberry Finn est déguisé en fille et il est chez la Veuve qui n'est pas sensée savoir qu'il s'agit d'un garçon. Elle lui lance un fruit et, en plus de tendre les mains, il serre ses genoux. Alors, la Veuve lui explique qu'elle sait qu'il n'est pas une fille car une fille les aurait écartés afin de tendre sa jupe qui aurait recueilli la pomme si ses mains y avaient échoué.
J'y pense systématiquement, quand je tente de rattraper quelque chose en joignant les genoux (parce que j'ai beau être une fille, je ne suis pas souvent en jupe).
Et hier, encore, quand mon livre est tombé malgré tout parce que, maintenant, il reste un espace entre mes cuisses quand j'ai les genoux joints.
Il est parfois difficile de renier nos certitudes enfantines et je ne suis jamais revenue sur mon "C'est nul" édicté à la lecture de Mark Twain, du haut de mes approximatifs dix ans.
Et pourtant. Un soir, Joël était dans la cuisine et, s'il était là, il y avait forcément du vin rouge sur la table, un repas en train d'être préparé et des noms d'auteurs dans notre conversation. J'en ai rajouté un peu dans le "Ah non pas lui !" à l'évocation de Mark Twain. Mais Joël ne s'est pas démonté, il a sorti son livre et nous en a lu un passage. Et, comme j'étais devenue adulte et bien qu'étant restée intransigeante (Joël disait plutôt "chieuse"...), je me suis inclinée à la fin de sa lecture. C'était drôle, enlevé, savoureux. Merde alors !
De même que l'anecdote entre Huckleberry Finn et la Veuve, ces soirées avec Joël dans les bougies de la cuisine ou ces goûters dans le salon me resteront toujours.
L'autre jour, j'ai entendu Bernard Hoepffner, à la radio. Il a retraduit Huckleberry Finn et, à la fin de l'entretien, je savais que j'allais le lire, ce "fucking book" ! Et je n'ai pas été étonnée d'entendre E. me dire qu'il pouvait me le prêter parce qu'il venait de finir de le lire. Parce qu'E. non plus, n'oubliera rien de ces moments dans la cuisine Moyen-Age, n'oubliera pas la voix de Joël.
"Est-ce qu'il faut toujours tuer les gens ?"
"Oh, pour sûr. C'est ce qu'il y a de mieux. Certains spécialistes ont une autre opinion, mais le plus souvent on dit qu'il vaut mieux les tuer. Sauf quelques uns qu'on amène à la grotte et qu'on garde jusqu'à ce qu'ils soient rançonnés."
"Rançonnés ? C'est quoi ?"
"J'en sais rien. Mais c'est ce qu'ils font. J'ai lu ça dans les livres; et alors, naturellement, c'est ce que nous devons faire."
"Mais comment on peut le faire si on sait pas ce que c'est ?"
"Mais bon sang, on est obligés de le faire. Je vous ai bien dit que c'était dans les livres, non ? Est-ce que vous voulez faire différemment de ce qu'on dit dans les livres, et finir par tout mélanger ?"
"Oh, tout ça c'est bien joli à dire, Tom Sawyer, mais, enfer et abomination, comment qu'on va rançonner ces gens si on sait pas comment le leur faire ? C'est ça que je veux dire. Bon, à ton avis, c'est quoi, ce truc ?"
"Eh bien, j'en sais rien. Mais peut-être que si nous les gardons jusqu'à ce qu'ils soient rançonnés, ça veut dire jusqu'à ce qu'ils soient morts."
"Eh bien, ça c'est quelque chose. ça me va. Pourquoi t'as pas dit ça tout de suite ? On va les garder jusqu'à ce qu'ils soient rançonnés à mort -et c'est sûr qu'ils vont nous enquiquiner, en plus, ils mangeront tout et chercheront tout le temps à s'évader."
"Comme tu causes, Ben Rogers, Mais comment tu veux qu'ils s'évadent alors qu'il y aura un garde, prêt à les abattre dès qu'ils bougent le petit doigt ?"
"Un garde. Ah, elle est bien bonne. Alors quelqu'un devra rester éveillé toute la nuit sans dormir, juste pour les surveiller. Je trouve ça idiot. Et pourquoi on prendrait pas un gourdin pour les rançonner dès qu'ils seront arrivés ici ?"
"Pasque c'est pas comme ça dans les livres -voilà pourquoi. Bon, maintenant, Ben Rogers, tu veux faire les choses comme il faut ou pas ? -c'est ça le truc. Tu crois que les gens qui font les livres, ils savent pas comment les choses doivent être faites ? Tu crois que toi, tu peux leur apprendre quelque chose ? Mais certainement pas. Non, monsieur, on va simplement les rançonner comme il faut."
"D'accord. Je veux bien; mais je dis quand même que c'est une façon idiote. Et puis -on tue aussi les femmes ?"
"Eh bien, Ben Rogers, si j'étais aussi ignorant que toi, je le montrerais pas. Tuer les femmes ? Non -personne a jamais vu un truc pareil dans les livres. On les emmène dans la grotte et on est toujours aussi polis qu'un miroir avec elles; et au bout d'un moment elles tombent amoureuses de toi et elles ne veulent plus jamais rentrer chez elles."
"Bon, si c'est la manière, je veux bien, mais je l'ai pas vraiment à la bonne. Très bientôt on aura la grotte tellement pleine de femmes, et puis de types attendant d'être rançonnés, qu'on aura plus de place pour les voleurs. Mais c'est bon, j'ai rien à dire."
Mark Twain. Aventures de Huckleberry Finn.
ça fait trois ans que Joël est mort et qu'il ne me quitte pas.
Il m'arrive aussi de penser à Thomas, son fils qui grandit sans lui.
J'y pensais, hier, près du terrain de base-ball, parmi les cris des garçons et en lisant les nouvelles de Dominique Fabre qui, lui aussi, a grandi sans père.
"La vie je voulais bien qu'on n'ait plus jamais à se regarder dans la glace de la salle de bains, seulement aller droit devant et puis voilà."
Dominique Fabre. J'attends l'extinction des feux.
3 commentaires:
Mais décidément... j'ai commencé Huckleberry Finn hier soir ! (et sinon, c'est beau.)
je me suis dit la même chose, à peu de choses pres, en entendant l'emission.
tu as entendu aussi son amour de la vie a l'etranger?
Mélie, il me plait de savoir qu'il y a des échos de Tokyo à Dublin !
Ga, ouiiiii !!! et c'est exactement ce que je ressens au quotidien !
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