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19.6.09

Là je suis... (15)

Quel souvenir laisse-t-on aux gens ?
Pas à nos amis, non, aux autres, aux gens. Ceux qu'on frôle sans les toucher, ceux dont on effleure la vie sans la pénétrer, sans la changer, ceux qu'on croise, à peine...

Ils me dévisagent, ils ne me quittent pas des yeux, bravant les règles élémentaires de la politesse qu'on ne leur a pas encore apprise ou qu'ils ne savent pas encore mettre en pratique. Ils m'oublient sur le champ, tous ces enfants qui, me voyant, découvrent un visage occidental pour la première fois de leur vie.

Elle m'accueillait, toujours souriante, toujours à la même heure des matinées de l'hiver. Je suis sûre que la serveuse du café d'Ikebukuro avait fini par savoir que je voulais un lait de soja chaud avant même que je le commande.

La vendeuse de la gare de Shinjuku pourrait, de même, préparer à l'avance les onigiris au riz complet et à la prune que je lui demande tous les jeudis.

L'homme du train s'est peut-être souvenu de moi le 19 mars dernier, en constatant que la grève contre laquelle je l'avais mis en garde un mois plus tôt avait bien lieu.

Pour elle, je n'ai été que celle qui, ce jour-là, s'est assise sur le banc du jardin des Beaux Arts où, chaque jour, elle allait parler à quelqu'un.

Quand sa femme porte les boucles d'oreille qu'il lui a offertes pour la naissance de leur deuxième fille, il pense à moi : "Quand même, la vendeuse de la bijouterie était carrément odieuse !"

Dans la vie de Pierre Bourdieu, je n'ai été qu'une fille qui l'a bousculé devant le kiosque à journaux du boulevard St Michel et qui lui a à peine demandé pardon.

"C'est pas à Paris que ça arriverait !" a-t-elle coutume de dire quand, des années après, elle parle encore du jour où, la voyant perplexe devant le plan de la ville, je lui ai demandé si elle avait besoin d'aide.

La pharmacienne s'était reprise après m'avoir dit "Bonjour madame" : "euh, pardon monsieur !". Pour finir, ne réussissant pas à trancher, elle s'était contentée de me dire "au-revoir". A-t-elle préféré oublier cette anecdote un peu honteuse ?

Elle range dans sa bibliothèque le roman dont elle vient d'achever la lecture. Sur la page de garde, il y a quelques mots écrits par sa marraine qui le lui a offert. Dans la librairie, nous étions côte à côte devant la lettre S et nous avons parlé de Salinger.

Quant à lui, il doit repenser au dernier jour de l'année 2006 quand il voit le polaroïd qu'il a pris de moi et mon Leica.
Comme toutes les autres, cette rencontre a été brève et anonyme.
Mais, si nous avions échangé nos cartes, je pense qu'il se serait attendu à ce que je sois...

12.6.09

Là je suis... (14)

On ne choisit pas par hasard les lieux de rendez-vous à Tokyo.
Se retrouver à Ueno pour le petit déjeuner, c'est savoir qu'on devancera l'heure d'ouverture de la cafet' aux lampions à la terrasse de laquelle on s'installe.
Et que, attablés pour de longues heures et renouvelant régulièrement notre thé glacé ou nos canettes de café aux distributeurs voisins, on peut regarder passer les nuages autant que les petits chiens et leurs maîtres, on peut tranquillement attendre la floraison des lotus, on peut se réfugier sous un parasol quand le soleil devient trop chaud.
La gérante a les cheveux décolorés et elle nous reconnaît. Avant d'être enfermée pour la journée derrière le comptoir où elle distribue en souriant les assiettes d'oden, les bols de ramen ou les cornets de soft ice au caramel, elle passe un coup de balai entre les tables et nous demande de l'en excuser.
Ce jour-là, rien n'a troublé nos habitudes : sans interrompre notre conversation, nous lui avons souri en nous inclinant autant qu'elle afin de lui signifier que, bien sûr, elle était chez elle et ne nous dérangeait pas.
Je n'avais pas encore remballé le reste du gâteau avec lequel il allait repartir et j'ai vu le regard curieux qu'elle posait dessus.
J'ai énuméré les ingrédients, lui ai demandé si elle voulait goûter.
Elle a partagé la tranche offerte avec son employé à qui elle a répété exactement la liste des composants.
Ils m'ont complimentée avec tellement d'enthousiasme et de conviction que, l'espace d'un instant, j'ai pu croire que là j'étais :

5.6.09

Là je suis... (13)

Elle est jeune. Jeune femme. Jeune mariée. Jeune mère. Jeune salariée.
Si elle ne se maquille pas, elle passe inaperçue dans le bus. Elle le sait. Elle porte volontiers du rouge à lèvres. Elle en change souvent, elle teste les nouveaux coloris qu'elle voit sur les publicités.
Sa coiffeuse a parlé de lui faire un balayage. Elle se laisserait bien tenter. 
Le dimanche matin, elle va courir pendant une heure. Avant qu'ils fassent le marché en famille.
Elle écoute la radio en cuisinant, le soir, pendant que Sébastien donne le bain à Marina. Elle fredonne souvent quand passent ses chansons préférées.
Elle est rarement de mauvaise humeur.
Une fois par mois, elle va au cinéma avec deux de ses amies. Après la séance, elles vont au restaurant chinois et parlent du film, de tout, de rien. Elle aime le bruit des chips à la crevette qui crissent et craquent dans sa bouche.
Le soir, quand elle va chercher Marina à la crèche, elle adore voir ses petits bras tendus vers elle, le sourire qui éclaire son visage. Elle l'appelle Marinette, mon lapin, mon coeur. Elle lui parle quand elles rentrent, elle répète les babillages de l'enfant, installée dans la poussette.
Elle trouve que Sébastien ressemble un peu à Brad Pitt. Elle l'appelle parfois comme ça : Brad, tu me passes le sel ?! Elle l'appelle mon chéri, mon fripounet. Pour parler de lui, elle dit Seb.
Elle est contente de son travail. L'ambiance est bonne au bureau. Elle rassure ses parents : J'ai de la chance, mes collègues sont vraiment sympa.
Elle s'entend particulièrement bien avec Karin et Françoise.
A l'heure de midi, elles s'échangent des recettes de salades légères, des idées de menus pour les fêtes, elles parlent du dernier épisode de la série qu'elles regardent toutes les trois. Elles réclament à Françoise des anecdotes sur des cas qu'elle a traités. Parce qu'elle a une longue expérience et qu'elle sait bien raconter.
Elle éprouve la satisfaction du travail bien fait quand elle colle une étiquette rouge sur la pochette d'un dossier bouclé avant de le classer.

Aujourd'hui, elle est inquiète. Marina n'avait pas bonne mine quand elle l'a laissée à la crèche. Elle regarde l'heure. Elle voudrait partir sans tarder. Mais elle n'arrive pas au bout de son travail, elle ne comprend pas, elle ne sait pas comment faire.
Alors elle appelle Françoise qui ne lui refuse jamais son aide.
Elle lui montre l'en-tête des fiches de paye : une société d'articles de pêche, un cabinet d'architecte, une institution privée, un éditeur de livres d'art, une grande surface et, même, des papiers étrangers, on dirait du chinois, je n'ai jamais vu ça, moi.
Des contrats de trois semaines, trois mois... Jamais plus de trois ans passés au même endroit.
Françoise explique : il y a un nom de code qui correspond au cas de ces personnes qu'on ne sait pas où classer et qui, de toute façon, ne perçoivent rien. Je ne sais pas qui a inventé ça mais c'est pratique : tu cliques sur cette profession qui veut dire tout et rien à la fois. Et ton dossier est bouclé.

Il sera temps demain de coller l'étiquette sur la pochette qu'elle classera définitivement. Elle enfile sa veste en regardant sa montre. Elle se dépêche tellement qu'elle n'attend pas l'extinction totale de son ordinateur. Et, tandis qu'elle franchit le seuil de son bureau de la caisse de retraite, on peut encore voir mon nom sur l'écran.
Mon nom et la mention :


Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
Vous pouvez lire la série ICI
Pauvre Sophie Calle qui a dû, elle, se contenter de l'imagination de Paul Auster !!!

29.5.09

Là je suis... (12)

Est-on sincère quand on dit que l'habit ne fait pas le moine ?

Ecoute-t-on vraiment le médecin qui nous reçoit en jean et en fumant un cigare de la même manière que s'il portait une blouse blanche ?
Réussit-on à réprimer notre inquiétude à la réunion de rentrée quand on apprend que l'homme à l'air immature et aux cheveux rouges est l'enseignant de français qui préparera au bac notre enfant ?
Ne pense-t-on pas spontanément "séminariste" à propos de la jeune femme assise dans la salle d'attente sous prétexte qu'elle a les cheveux rasés et qu'elle porte un long manteau noir d'où dépasse le col d'une chemise blanche ?

Stéthoscope, cravate et chemise sur-mesure, Leica M6, chevalet pliant, montre Rolex, chaussons demi-pointe ou chaussures à crampons, jupe serrée et cols lavallières, thé anglais et nouveau carnet...

Si vêtements et accessoires suggèrent la profession, alors, là, pas de doute, je suis vraiment :

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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Pauvre Sophie Calle qui a dû, elle, se contenter de l'imagination de Paul Auster !!!

22.5.09

Là je suis... (11)

Une avocate m'avait dit que, pour elle, c'est pareil.
Plutôt que de savourer le contenu de son assiette et de profiter tranquillement des soirées auxquelles elle est invitée, elle les passe à répondre gratuitement à des questions techniques, à dispenser généreusement des conseils que, la journée, elle facture.
A tel point que, quand elle le peut, elle évite de dire la vérité quand on lui demande sa profession.

Au prochain "Qu'est-ce que vous faites dans la vie ?", pour varier les anecdotes et les témoignages, je me dirai peut-être sexologue, pâtissière ou bien...

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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Pauvre Sophie Calle qui a dû, elle, se contenter de l'imagination de Paul Auster !!!

14.5.09

Là je suis... (10)

ça finissait souvent comme ça : ils me tendaient des billets, un chèque ou leur carte bleue après que je les avais écoutés parler de la femme de leur vie, la mère de leurs enfants, leur nouvel amour ou même leur mère.

Ils étaient parfois touchants, parfois parodiques : "elle est... le matin quand elle se lève, elle... et ses cheveux sont..." ébauchant davantage le portrait de leur sentiment que celui de la personne aimée.

Elégants, charmeurs, timides, vulgaires, passionnés, pressés, excessifs, généreux, égoïstes, indécis, heureux, pingres ou flambeurs... amoureux.
En les voyant défiler, j'avais parfois l'impression de diriger un casting.
Certains me demandaient de leur donner la réplique : "si vous étiez elle, qu'est-ce que vous aimeriez, vous ?".
Je jouais mon rôle, leur répondais ce qu'ils attendaient. Jamais je n'ai dit que j'étais soulagée de ne pas être "elle", pourtant ça m'a parfois brûlé les lèvres.

Certains me regardaient vraiment. D'autres moins attentivement : "elle est exactement comme vous. Enfin, juste un peu plus petite, blonde et frisée".

De ces relations payantes, j'ai beaucoup appris des hommes.
Je ne m'y attendais pas en signant mon contrat : les emplois ont souvent des noms banals qui n'évoquent pas toutes les surprises qu'ils peuvent réserver.
Plutôt que : tu vas être vendeuse à la bijouterie, on aurait tout aussi bien pu me dire : là, tu vas être...

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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8.5.09

Là je suis... (9) (La golden week en caravane 5 : Pompéi)

Plus tard, devant nos tasses brûlantes, sous la lumière douce de l'abat-jour à franges, nous avons ouvert les albums chinés le matin même sur les pavés humides et froids.
Il n'était pas à l'aise, il le disait, il disait son malaise. Ces photos abandonnées comme autant de familles dispersées, autant de fins de lignées, là, dans les cartons du marché.
Moi, je tournais les pages et j'ai découvert Jef et Yvonne, la vie en caravane dans les années 60, les cartes postales, les sandales à la montagne, le Martini et le réveil de voyage, sur la table.
Regarde, je lui ai dit, regarde...

"POMPEI
Foro-Veduta generale
Vue generale du Forum
Generale view of the Forum
General Ansicht des Forum

20.8.1966

Tout va bien, baisers.
Jef. Yvonne"

J'ai dit regarde, je peux l'imaginer Yvonne, en mai 1966, se contorsionnant dans la cabine d'essayage pour tenter de voir si la robe rose ne lui fait pas de trop grosses fesses. Et la vendeuse qui lui assure que non, pas du tout, que ce modèle est parfait, aussi bien pour rentrer de la plage que pour aller faire quelques courses en ville.
Je peux l'imaginer, Yvonne, le soir à l'appartement, retirer la robe du papier de soie et la mettre devant elle, se regarder dans le miroir de la chambre et penser à Pompéi, au camping en Italie, à son bronzage, aux vacances.
Je peux l'imaginer aussi, le papier peint fleuri du 128 de la rue des Ailes où arrivent toutes les cartes postales de l'été. Les retrouvailles le premier dimanche de septembre, la bouteille de chianti, les spécialités doucement sucrées qu'on déballe au moment du café, les photos de vacances qui circulent et l'oncle Marcel qui propose de trinquer à la vie en caravane.

Je lui ai dit que j'étais riche de cela.
Que dans le garde-meuble français aussi s'empilaient quelques boîtes à chaussures toutes emplies de mariages, de vacances au ski, de parties de campagne. Des vies en noir & blanc sépia ou aux couleurs excessives. Autant de vies dont aucune n'est la mienne.
Autant de vies à imaginer.

Alors, plus tard encore, il a ri.
Et, pendant que la lumière déclinait au dehors, il a pris les photos comme des cartes, lui aussi est entré dans le jeu et il a dit regarde.
Et j'ai ri -merveilleusement- avec lui.
Et j'ai pensé : là, je ne suis pas seulement :

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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1.5.09

Là je suis... (8)

C'était compliqué, cette histoire.
Pas tout à fait sortis de l'ère trouble de l'adolescence, alors que nous déclinions encore en riant des "quand on s'ra grand" sans conséquence, il nous fallait décider ce que nous serions à peine quelques années plus tard.

Pour seul bagage, nous avions :
-l'assurance que nos lendemains ne chanteraient pas.
-que le chômage finirait tôt ou tard par nous rattraper.
-sauf, peut-être, si nous choisissions la voie de l'informatique.

Nous étions amoureux, en classe de terminale. Ignorant tous les métiers qui existent au monde. A peine conscients que nous avions le droit d'en imaginer qui n'existaient pas encore.
Nous passions parfois un peu de temps au centre d'information et d'orientation, à regarder les fiches des professions, espérant pouvoir nous reconnaître dans l'une d'entre elles.

Infirmière. Banquière. Fleuriste. Laborantine. Créatrice de mode. Ou de bijoux. Agent immobilier. Coiffeuse. Bibliothécaire. Paysagiste. Architecte. Spationaute...

Non ! Impossible ! Inaccessible... Quand même pas ! Tout mais pas ça ! Tu m'imagines ? C'est sur concours... Non mais, tu parles sérieusement ? Il paraît que c'est trop dur... C'est pas pour moi ! J'y arriverai jamais... Tu crois vraiment ?

Finalement, j'avais retenu "clown en entreprise" tout en feignant d'ignorer les longues études en psychologie nécessaires ainsi que mon peu d'aptitude au déguisement.

De toute façon, nous écourtions nos recherches pour faire ce en quoi nous étions réellement talentueux : manger des pâtisseries sur le parvis de la cathédrale tout en disant n'importe quoi.
Néanmoins, nous ne parvenions pas à trouver à quelle profession ce talent-là était indispensable. De plus, nous étions conscients de ne pas être les seuls à en être dotés...

Dans le fond, j'en revenais toujours à la même idée. Ce métier pour lequel il n'y avait, à ma connaissance, pas de formation, que je nommais "femme fatale", que j'aurais pu définir comme "femme du monde".
Je m'imaginais parfaitement être l'invitée indispensable de tous les cocktails forcément parisiens, n'accordant ma présence qu'avec parcimonie, dispensant avec modestie les avis sensés et cultivés qui me rendaient si recherchée.

Mais comme, à cette époque, il suffisait d'un soupçon de rouge à lèvres pour me faire penser que j'étais trop féminine, j'avais été assez lucide pour renoncer à m'imposer dans une vie qui nécessitait le port des talons hauts.

A présent, alors que je ne porte décidément pas de robe à cocktail, il m'arrive d'imaginer secrètement ce que serait ma vie si les esprits les plus brillants de mon temps convoitaient ma carte de visite, si tous, ils rêvaient d'être en possession d'une telle invitation :

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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24.4.09

Là je suis... (7)

A nos rendez-vous, il était toujours en retard. Parfois de près d'une heure.
Mais je ne parvenais pas à lui en vouloir.
Le lieu de l'attente était ensoleillé, confortable, et France Musique y diffusait un concert.
J'y étais seule et, moins naïve, j'aurais pu m'illusionner sur son exclusivité.

Je plaisantai, un jour, à propos de la montre qu'il aurait fallu lui offrir.
Tout en comprenant l'allusion, il m'assura pourtant que le clocher voisin qu'il voyait par sa fenêtre lui suffisait bien.

A nos rendez-vous, il parlait plus que moi.
Il me chargea de lui rappeler la St Valentin car s'il l'avait oubliée, sa femme l'aurait très mal pris.
Il me parlait de sa fille qui, à coup sûr, aurait adoré les bijoux que je portais.
Il me disait ses envies de tout plaquer, ses envies de tour du monde et je savais que ses mots n'étaient pas vains.

Ses mains étaient habiles et douces.
Il prenait soin de moi.
J'aimais sa bouche, j'aimais ses yeux, penchés sur moi.

A nos rendez-vous, je me rendais toutes les semaines. C'était un jour de fête dans mon agenda.
Mais je n'étais pas dupe : tout cela aurait une fin.
Et, en effet, il m'annonça un jour que, la semaine suivante, nous nous verrions pour la dernière fois.

C'est cette fois-là qu'il m'avoua ce dont il préférait éviter de parler pour qu'on ne se moque pas de lui : il lui arrivait parfois d'avoir des intuitions. Des intuitions aussi intenses que des prédictions.
Et toutes, bien que peu nombreuses, s'étaient réalisées.

Comme il n'a "vu" que ma célébrité et pas la manière d'y accéder, la prédiction de mon dentiste n'est pas lourde à porter.
Au contraire, tout reste à inventer.
Et je peux parfaitement croire qu'un jour, mon nom sera une référence dans la bouche de mes pairs, qu'un jour je serai, par exemple, la célèbre :

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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17.4.09

Là je suis... (6)

Après tout, je lui reconnais cela : il a été utile à mon apprentissage du genre humain.
Ma jeunesse ne lui pardonnait ni sa moustache, ni sa chemise tachée sous les bras et pas davantage la vulgarité de sa maîtresse.
Il se croyait irrésistible, je le trouvais pitoyable.
Dans son bureau, il parlait vite, ayant confondu mon écriture avec des caractères de sténo.
Il faisait beau cet été-là et pendant que je notais ses courriers, je pensais à ma pause-déjeuner et au livre que je lisais sur le parvis de St Pierre le Puellier.
Si j'avais porté une jupe un peu étroite et des talons, la scène aurait pu être extraite d'un film médiocre au dialoguiste en grève et au décorateur en manque d'inspiration.
Je comptais les jours, les semaines.
Le reste du temps, je dessinais les yeux fermés des crocodiles sur l'écran, je testais toutes les polices de l'ordinateur pour écrire mes propres lettres. Internet n'existait pas encore. Mon amoureux faisait de la planche à voile au Grau du Roi. Je m'ennuyais un peu.
Tout cela était très supportable. Néanmoins, sur ma liste mentale des métiers possibles, j'avais définitivement rayé la ligne "secrétaire".
Je pensais : l'été prochain, j'en testerai un autre.
Je pensais : l'été prochain, je serai...

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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10.4.09

Là je suis... (5)

Ils ne se rendaient certainement pas compte de la difficulté de l'exercice pour moi.
Car il ne s'agissait pas de simplement copier : mes voisins étaient abonnés aux quinze, seize, voire vingt et je ne pouvais ni prétendre à un tel résultat ni les mettre dans l'embarras qu'aurait provoqué la comparaison entre deux copies trop conformes.
Moi, je visais quatre ou cinq. Sans eux, j'aurais eu zéro.
Alors il me fallait copier mais, par amour propre, copier le moins idiotement possible. Faire croire à une erreur de raisonnement plutôt qu'à une erreur de résultat. Et cela me demandait des efforts incroyables tellement, à mes yeux, il s'agissait d'une langue étrangère. C'aurait pu être du chinois ou du persan, je n'y aurais pas davantage compris où était le verbe, quel était le complément. Je me demandais bien quel élément de la suite je pouvais supprimer pour atteindre la faute crédible.
L'enjeu était de taille : maintenir ma moyenne à quatre.
Cela rendait mon entourage perplexe.
Personne ne voulait croire qu'il ne s'agissait pas là encore d'une manifestation flagrante de ma paresse.
Mon père s'agaçait, ma mère se résignait. Ma soeur comprit le jour où elle fut chargée de me donner des cours et que, malgré ma bonne volonté, elle dut admettre que c'était impossible.
Aussi, j'ai été reconnaissante à ma prof de seconde -la première. La première seconde, je veux dire- de me déclarer inapte.
C'était un mot qui résumait enfin clairement les choses et me soulageait. Un peu à la manière d'un diagnostic qu'un médecin aurait enfin posé sur un mal ancien.
Un jour, elle me dit même d'écrire un poème plutôt que rien lors d'une interrogation qu'elle savait hors de ma portée.
Les autres profs de maths de ma scolarité n'eurent pas sa franchise.
Pas non plus celle de me dire, à l'issue des conseils de classe ou, j'en suis sûre, ils devaient le penser :
peut-être qu'il faudrait vous faire à l'idée, mademoiselle, peut-être qu'il vous faudrait penser à devenir :

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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3.4.09

Là je suis... (4)

Ils sont fils d’acteurs célèbres, filles de chanteurs connus et eux-mêmes artistes interviewés, photographiés. Ils racontent l’enfance sur les tournages, la vie de bohème, l’évidence de la carrière dans le métier malgré les inquiétudes parentales.
Mais ils sont plus nombreux encore les anonymes dentistes fils de dentistes, ouvriers enfants d’ouvriers, profs filles de profs….

Je remercie, quant à moi, mes parents, de m’avoir laissé autant de liberté et de champ d’action dans le choix d’une profession.
Ainsi, ce n’est pas parce que ma mère a dansé pour Claude François que je me suis sentie obligée de devenir :

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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27.3.09

Là je suis... (3)

Je pense qu'il savait parfaitement que je n'étais pas dupe de son préalable "je vais vous raconter l'histoire d'un de mes amis".
Le contexte de notre rencontre nous avait permis de nous savoir tous deux très coutumiers des procédés de narration.
Qu'il ait choisi celui-là m'avait d'abord attendrie.
Il ne disait jamais rien de lui. Rien ne filtrait. Je savais juste ce qu'il lisait.
J'étais également touchée que ce soit à moi qu'il choisisse de dévoiler son passé pour ce que je devinais être la première fois.
Plus tard, j'ai pensé que s'il s'était dissimulé sous la biographie d'un éventuel ami, c'était pour se protéger mais aussi, et surtout, me protéger moi. Et nous donner une chance de continuer à nous voir. Il me donnait ainsi la possibilité de croire qu'en le rencontrant, je n'étais pas en train de passer du temps avec un assassin. Un assassin qui avait accepté d'être extrait de la prison en devenant ce qu'il avait toujours détesté que son père soit.

Il avait vécu le lavage de cerveau assorti de l'entraînement physique d'un camp de préparation.
Il avait accepté de lier sa vie entière à une organisation qu'il ne serait jamais libre de vouloir quitter.
Il avait renoncé à une vie ordinaire où il est si simple de rencontrer des gens tous les jours, de répondre sans dissimulation aux questions banales : "et toi, tu habites où ? Et tu fais quoi dans la vie ?".
Il était obligé de se cacher en permanence, de ne jamais emprunter les mêmes trajets, de faire des planques pendant plusieurs jours d'affilée dans des endroits glauques et sans hygiène, obligé de désigner des petites frappes incultes si vraiment il tenait à utiliser le mot "ami".
Il était envoyé dans des coins du monde qu'il ne choisissait pas, à des dates qu'il n'apprenait qu'au dernier moment...
Il avait l'impression de commencer à avoir payé pour l'acte criminel qu'il avait commis une douzaine d'années auparavant : il voyait que, contrairement à une peine de prison, la privation de sa liberté n'aurait pas de fin.
Il semblait penser qu'avoir des remords ne lui rendrait rien de plus supportable alors il préférait ne pas en avoir.

M'aurait-il confié son histoire s'il avait su qu'un jour -beaucoup plus tard, certes, mais un jour- je finirais par la répéter ?
Je pense que oui.
Je pense que les moments passés avec moi sur un banc, le temps du sandwich de ma pause-déjeuner étaient les seuls où il pouvait faire semblant de ne pas être un homme traqué autant que traqueur mais un étudiant qui prendrait son temps pour achever la rédaction de son mémoire.
Je pense que ces moments lui permettaient de reprendre son souffle et qu'il savait déjà qu'un jour, il disparaîtrait de ma vie aussi brusquement qu'il y était entré.
Je pense qu'il savait que, à part cela, je continuerai à tout ignorer de lui.
Alors, même si j'avais brandi ma carte, si je lui avais dit : tu sais, moi, dans la vie, je suis :

il m'aurait tout de même livré l'histoire de son soi-disant ami.

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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20.3.09

Là je suis... (2)

Je ne suis pas sensible aux uniformes mais je dois bien avouer que si l'homme du train avait porté un jogging, il m'aurait certainement paru doté de moins de charme.
"-Enfant, c'est ce que vous rêviez de faire ?
-Non, ce n'est que tardivement et un peu par hasard que je le suis devenu."
Il m'a dit que, malgré l'expérience que procure l'ancienneté, rien n'altère la béate admiration devant les paysages ni l'heureux soulagement de l'atterrissage réussi.

Jeune, je n'avais aucun rêve d'avenir, pas même celui d'"une grande maison emplie d'enfants et d'animaux".
Je devais me douter de ce que ça signifiait en terme de pieds crottés, de tenues de sport à laver et faire sécher, de cartables, d'assiettes et de gamelles à emplir.
Or, enfant, avant de savoir lire, ce que je préférais déjà, c'était rêver en paix sur une balançoire, pas jouer à faire le ménage avec un aspirateur miniature.
En classe de 4ème, Delphine était sûre d'elle : "de toute façon, toi, tu seras philosophe !". Cela m'avait autant impressionnée qu'une prophétie. D'autant plus que je ne savais pas bien ce que c'était, être philosophe. Et que j'étais tout à fait incapable de parler de moi au futur.
Encore maintenant, d'ailleurs, j'ai du mal.

"-Et vous, qu'est-ce que vous faites ?"
Je m'y attendais. C'est difficile d'y couper, au cours d'une conversation avec un inconnu.
Et je sais qu'à cette question, il ne suffit pas de répondre, même si c'est vrai :
"-Je marche dans la ville, je lis, je mange sur mon balcon, j'écris dans des carnets, je photographie le temps qui passe..."


Avant même que l'homme du train ne s'éloigne, son lourd bagage à la main, un clin d'oeil en guise d'adieu, je savais que cette romanesque rencontre était unique, que nous resterions l'un pour l'autre heureusement anonymes, compagnons fortuits d'un seul voyage.
Je manque tellement d'a-propos... Il aurait été parfaitement adapté d'emprunter une des vies que Mme Ga m'a imaginée et de répondre nonchalamment :
-Moi ? Je suis...

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
Vous pouvez lire la série ICI
Pauvre Sophie Calle qui a dû, elle, se contenter de l'imagination de Paul Auster !!!

13.3.09

Là je suis... (1)

"Des journées comme celles-là, on en a tous connu. Tout ça avait un côté aventure, si vous voyez ce que je veux dire, la pluie et le reste mais uniquement si votre conception de l'aventure consiste à rester assis dans une cafétéria et à commander ce que vous voulez."

Oui enfin, en même temps, le simple "parce que c'est elle, parce que c'est moi" est un peu réducteur pour expliquer notre amitié.
Parce que je peux, moi, dire l'exact moment où j'ai su qu'une grande histoire commençait entre nous : quand j'ai compris qu'elle aussi, elle aimait les cafétérias.
Et on a immédiatement su que, pour nous, le mot cafet' désignait tous ces endroits de rien qui gonflent notre coeur autant par le bonheur qu'on a d'y être que par le cafard qu'ils sont à deux doigts de nous inspirer. Ces cafés ou ces restaurants simplissimes, aux toiles cirées usées, aux pichets en plastique, aux sièges d'un temps qui n'est pas le nôtre et où la carte craquelée sans surprise révèle une cuisine parfois savoureuse. Un bol d'oden. Une soupe au cerfeuil. Une glace pillée.
C'est sur le fil, c'est indicible, c'est fragile, ce qui se dégage de ces lieux-là.
C'est comme quand le soleil ne s'arrête pas de briller alors qu'il tombe une petite averse.

Aussi quand Madame Gâ m'offre le jeu de cartes des vies qu'elle m'a imaginées, elle ne s'y trompe pas.
Grâce à elle, là je suis...

"Quand apprend-on que le monde, comme n'importe quelle cafétéria digne de ce nom, est ouvert 24H sur 24 ?"
Daniel Handler. L'amour adverbe.
(Et Daniel Handler, qui a tout compris aux cafétérias et à l'amour pourrait faire partie de notre bande)

Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
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Pauvre Sophie Calle qui a dû, elle, se contenter de l'imagination de Paul Auster !!!