19.6.09

Là je suis... (15)

Quel souvenir laisse-t-on aux gens ?
Pas à nos amis, non, aux autres, aux gens. Ceux qu'on frôle sans les toucher, ceux dont on effleure la vie sans la pénétrer, sans la changer, ceux qu'on croise, à peine...

Ils me dévisagent, ils ne me quittent pas des yeux, bravant les règles élémentaires de la politesse qu'on ne leur a pas encore apprise ou qu'ils ne savent pas encore mettre en pratique. Ils m'oublient sur le champ, tous ces enfants qui, me voyant, découvrent un visage occidental pour la première fois de leur vie.

Elle m'accueillait, toujours souriante, toujours à la même heure des matinées de l'hiver. Je suis sûre que la serveuse du café d'Ikebukuro avait fini par savoir que je voulais un lait de soja chaud avant même que je le commande.

La vendeuse de la gare de Shinjuku pourrait, de même, préparer à l'avance les onigiris au riz complet et à la prune que je lui demande tous les jeudis.

L'homme du train s'est peut-être souvenu de moi le 19 mars dernier, en constatant que la grève contre laquelle je l'avais mis en garde un mois plus tôt avait bien lieu.

Pour elle, je n'ai été que celle qui, ce jour-là, s'est assise sur le banc du jardin des Beaux Arts où, chaque jour, elle allait parler à quelqu'un.

Quand sa femme porte les boucles d'oreille qu'il lui a offertes pour la naissance de leur deuxième fille, il pense à moi : "Quand même, la vendeuse de la bijouterie était carrément odieuse !"

Dans la vie de Pierre Bourdieu, je n'ai été qu'une fille qui l'a bousculé devant le kiosque à journaux du boulevard St Michel et qui lui a à peine demandé pardon.

"C'est pas à Paris que ça arriverait !" a-t-elle coutume de dire quand, des années après, elle parle encore du jour où, la voyant perplexe devant le plan de la ville, je lui ai demandé si elle avait besoin d'aide.

La pharmacienne s'était reprise après m'avoir dit "Bonjour madame" : "euh, pardon monsieur !". Pour finir, ne réussissant pas à trancher, elle s'était contentée de me dire "au-revoir". A-t-elle préféré oublier cette anecdote un peu honteuse ?

Elle range dans sa bibliothèque le roman dont elle vient d'achever la lecture. Sur la page de garde, il y a quelques mots écrits par sa marraine qui le lui a offert. Dans la librairie, nous étions côte à côte devant la lettre S et nous avons parlé de Salinger.

Quant à lui, il doit repenser au dernier jour de l'année 2006 quand il voit le polaroïd qu'il a pris de moi et mon Leica.
Comme toutes les autres, cette rencontre a été brève et anonyme.
Mais, si nous avions échangé nos cartes, je pense qu'il se serait attendu à ce que je sois...

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis premier à poster ma stérile approbation écrite et heureuse sur un 15ème article d'une série que j'aime décidement beaucoup. Moi, je serais sans doute "Ismael, tarabiscoteur de phrases inutilement alambiquées" (si ce n'est pour masquer qu'on a toujours envie d'écire plus que le lumineux "j'ai prit du plaisir à te lire !").

Les beaux jours de l'entre-tsuyu mériteraient-ils une tasse de tchai glacé quelque part ?

Gwen a dit…

Un chai, quelle bonne idée !