1.3.07

Mon quartier


"Je descendis du tramway près de la gare d’Otsuka, pour m’engager dans une grande rue un peu triste, en suivant le plan qu’elle m’avait tracé. Aucune des boutiques ne semblait très prospère. Les constructions étaient anciennes, il faisait sombre à l’intérieur. Certaines arboraient des enseignes à demi effacées. D’après la vétusté et le style des bâtiments, on comprenait que l’endroit n’avait pas été touché par les bombardements pendant la guerre. C’était pour cela que la rue était restée telle quelle. Bien sûr, certaines maisons avaient été reconstruites, d’autres encore en partie rénovées ou agrandies, ce qui les faisait paraître encore plus décrépies que les autres, pourtant plus vieilles.
Le quartier donnait l’impression que la plupart des gens étaient partis en banlieue à cause de l’augmentation du nombre des voitures, de la pollution, du bruit et du prix des loyers, et qu’il ne restait que les habitants des appartements bon marché, des logements réservés aux employés de certaines compagnies, des magasins difficiles à déplacer, ou encore ceux qui restaient obstinément attachés à l’endroit où ils vivaient depuis si longtemps. Tout était vaguement souillé, comme voilé par les gaz d’échappement."
H. Murakami. La ballade de l'impossible. Ed. du Seuil.

Aujourd'hui, ça fait 19 mois que j'habite -sans m'en être éclipsée- au Japon.
Quand je lis les romans Tokyoïtes de Murakami -et davantage encore lorsqu'il en situe des fragments dans mon quartier- je ne fournis plus aucun effort d'imagination. Je lis ses livres comme je marche dans les rues qui sont devenues les miennes.

Je sais que ces façades, ces rues sont en train d'imprimer leur trace indélébile sur mes rétines et dans mes souvenirs.
J'habite ici. Je vis ici.

19 mois et tout s'est inversé. C'est, à présent, dans un roman de Dominique Fabre que se situe l'exotisme.

"J’ai marché vers la Trinité, c’était un des endroits de Paris où j’avais passé le plus de temps de ma vie, adolescent, quand je traînais avec Marco, et après, pendant mon divorce et mes deux années de chômage. Pourtant, sans que je m’en aperçoive, presque plus rien de ce temps-là n’est resté, par là-bas. Il y a quelques années, ils ont même changé l’enseigne rouge Coca Cola sur l’immeuble du bas de la rue d’Amsterdam pour une enseigne Perrier verte. Ce genre de détail n’intéresse-t-il que moi ? Le passage du Havre, avec ses vendeuses occasionnelles, a disparu. Il a été remplacé par des chaînes et des franchises. On accède directement au métro par la galerie marchande. Rue Saint-Lazare, il y a encore ce torréfacteur Méo, on m’y emmenait, quand j’étais gosse, pour acheter du bon café. Arrivé à hauteur de cette boutique, je me suis rendu compte que j’étais très ému et, du coup, je n’ai pas osé rentrer. Les odeurs ne changent pas. (…)
J’ai failli m’attarder au square de la Trinité mais il était fermé. Les sans-abri du coin s’étaient installés sur les marches de l’église. Je n’aurais jamais fait brûler un cierge dans celle-ci, je me suis rendu compte de ça. J’ai contourné la place avant de remonter par la rue de Clichy, qui est très grise et fait vraiment partie de ces rues de Paris où à vrai dire rien d’autre ne passe que du temps , et des gens seuls, avec des sacs à main, des journaux et des parapluies."
D. Fabre. Les types comme moi. Ed. Fayard

Oui, me reviennent des images de Paris, bien sûr, elles ne sont pas perdues. Mais elles sont très loin. Même les parfums et les couleurs de Brochant où habite Marie, l'amie du narrateur et où j'ai passé un bon nombre de week-end quand j'avais 20 ans.
Les représentations des rues de Paris sont moins immédiates, demandent plus d'effort... 19 mois et ma vie est à l'envers.

J'ai lu Les types comme moi avec précaution. Parce que les types comme moi sont fragiles et j'avais l'impression que hâter ma lecture pouvait les précipiter vers de mauvaises nouvelles, des faits irrémédiables. Mais non. Même s'ils frôlent la déchéance, ils restent dignes et droits. Les types comme moi, j'avais envie de les prendre dans mes bras et de leur chuchoter que oui, ils pouvaient être fiers, que vivre ainsi, ça parait pas grand chose mais c'est héroïque.

"J’en voulais toujours autant à ma vie, en un sens. Pendant de nombreuses années, il fallait se battre contre la sensation de vivre pour rien, et puis, quand on croyait savoir à peu près pourquoi, la raison pouvait disparaître comme ça, et on se retrouvait marron. Comment pouvait-on se guérir de ces choses ?"

J'ai transporté mon livre au parc Meiji mais aussi dans un café de Shibuya et sur les bords de la Megurogawa. Les écrivains s'imaginent-ils qu'ils vont être lus au soleil, dans des lieux aux antipodes de ceux que leurs personnages arpentent ?

19 mois à Tokyo et, invariablement, été comme plein hiver, quand je passe dans le tunnel, je vois ce SDF. Je ne connais pas son visage. Il est assis, penché vers l'avant, affaissé, recouvert de tant de strates de vêtements qu'on distingue à peine les contours de son corps. Il lit. Il dort. Il conserve autour de lui une montagne d'affaires. Vieux papiers, vieux vêtements. Ancienne vie, peut-être.
Aujourd'hui dans le tunnel. Il n'y avait plus personne. Et plus d'affaires non plus.
Juste un bouquet de fleurs, dans un vase, sur le sol.
J'ai eu du mal à respirer.

4 commentaires:

Cocje a dit…

C'est une chance de se sentir chez soi dans un lieu où l'on reste étranger. Grave toi les rétines et tous les autres sens, en attendant un autre endroit et d'autres gens, où tu voudras.

Anonyme a dit…

Tu es chez toi la ou tu restes etranger. et quand tu reviens dans ton pays, se sentir chez soi sonnera faux et fade pour la perte de l'habitude et le trop connu ...

Gé. V. K. a dit…

C'est triste cette histoire. Mais pourquoi sommes nous presque étonnées, bien sûr qu'il est mort cet homme qui vivait dans les pots d'échappement, il a pu mourir de faim, de froid, de maladies, c'est trop dangereux cette vie là.
Je ressens aussi beaucoup de peine.
Ce qui est bien c'est qu'au moins quelqu'un a mis des fleurs et quelqu'un d'autre en parle autour d'elle. c'est peut être un tout petit début, mais c'est toujours mieux que l'indifférence.

Anonyme a dit…

Oui, c'est vrai: Méo et la rue de Clichy. Moi j'habite beaucoup plus près mais la nostalgie passe quand même... Les livres voyagent aussi par internet!