Avec Nadja
C'est pendant que la pluie me contraignait aux paysages urbains vus par les fenêtres des trains et transformait mon vélo en épave rouillée que me sont venues ces envies de lectures déambulatoires françaises.
Il y a eu Nadja dans quelques conversations, Nadja et les errances amoureuses dans Paris, Nadja glissé dans le bagage de Clémence.
Il y a eu Georges Perec et ses trois jours immobiles place St Sulpice :
"plusieurs dizaines, plusieurs centaines d'actions simultanées, de micro-événements dont chacun implique des postures, des actes moteurs, des dépenses d'énergie spécifiques :
discussions à deux, discussions à trois, discussions à plusieurs : le mouvement des lèvres, les gestes, les mimiques expressives
(...)
degrés de détermination ou de motivation : attendre, flâner, traîner, errer, aller, courir vers, se précipiter (vers un taxi libre, par exemple), chercher, musarder, hésiter, marcher d'un pas décidé"
Georges Perec. Tentative d'épuisement d'un lieu parisien.
Il y a eu Thomas Clerc qui, lui, a choisi de l'arpenter pour décrire le dixième arrondissement de Paris :
"en réalité, la rue Taylor ne réfère pas au promoteur du travail à la chaîne, mais à un obscur protecteur des arts et lettres, occulté par son homonyme. Ainsi le nom propre Taylor recouvre-t-il 2 personnages dont l'action fut exactement inverse : l'un est mécène d'artistes qui leur permit de développer des plages de temps nécessaires à leurs tâches, l'autre est un industriel féroce qui combattit l'oisiveté par la mise en travail de toute la population. Joli cas d'énantiosème, figure de style qui donne 2 sens contraires pour un même mot."
On croise, bien sûr, dans le dixième arrondissement, Georges Perec :
"Un sosie de Georges Perec sort du 16".
Mais aussi Jean Rolin :
"Dans son livre capital où le Paris passé réfracte son présent, Walter Benjamin confronte le temps libre de l'écrivain au travail du monde capitaliste. De cette rencontre naît un livre-monstre, une marchandise intellectuelle calquée sur la fabrique en série mais affirmant sa valeur originale. Qui trouvera le temps de lire un fleuve ? Mon Paris, musée du XXIè siècle prendra son sens et son format progressivement. L'écrivain-reporter, qui travaille à la fois sur documents et sur pièces, en chambre et in situ -Balzac, Zola, Jean Rolin- fait permuter loisir et travail."
Thomas Clerc. Paris, capitale du XXIè siècle, le dixième arrondissement.
Or, je lis, dans le même temps, Zones, dans lequel Jean Rolin fouille la banlieue, loge dans les hôtels de ces quartiers si peu touristiques, note son quotidien de marcheur...
"Les règles relatives à la disposition des objets participent obscurément d'une économie du "voyage" dont le premier principe consiste à réduire graduellement mes échanges avec le monde extérieur, à transformer mon métabolisme, un peu à la manière d'un animal entrant en hibernation, de façon à dilater le temps et l'espace dont je dispose sinon pour ne rien faire, du moins pour ne rien entreprendre de plus précis, de mieux défini, que rêvasser, lire, marcher sans but, observer à la dérobée, me tenir à l'écart, attendre, voir venir."
Et décrit ses rencontres :
"Elle, la cinquantaine bien tassée, une vieille pute, pour dire les choses comme elles sont, grosse, la voix caverneuse, coiffée de cheveux décolorés et tire-bouchonnants comme s'ils sortaient à l'instant d'une machine à laver mal programmée, à l'instar de son chemisier, hideux, mélange de couleurs fondues."
Jean Rolin. Zones.
Il y a eu, également, Annie Ernaux qui écoute et regarde les autres vivre dans la Ville Nouvelle où elle habite ou à Paris.
La découvrant marcher sur les traces de Nadja, j'ai souri.
"Je suis descendue au métro Poissonnière et j'ai remonté la rue La Fayette jusqu'à l'église Saint-Vincent-de-Paul. On y accède par des marches. Une fille se bronzait, assise sur la pierre, elle écrivait une lettre. Un couple s'embrassait. J'étais comme à Rome, grimpant l'escalier plein de fleurs, vers le soleil, à la trinité-des-Monts. Ensuite, j'ai pris le boulevard Magenta, en cherchant le numéro 106, l'hôtel de Suède, autrefois le Sphinx Hôtel. La façade était bâchée, on démolissait l'intérieur de tous les étages. Un ouvrier s'est accoudé à une fenêtre et m'a regardée en riant et en disant quelque chose aux autres. J'étais immobile sur le trottoir d'en face, la tête levée vers l'hôtel (qu'on transforme peut-être en appartements). Il pensait que je retournais sur le lieu de mes souvenirs, d'un amour ou de pute. Je reviens sur les souvenirs d'une autre, Nadja, celle d'André Breton, qui a vécu dans cet hôtel vers 1927. (...) Je marchais dans les pas de Nadja avec une stupeur qui donne l'impression de vivre intensément."
Annie Ernaux. Journal du dehors.
J'ai souri et j'ai eu le sentiment de boucler une boucle.
J'ai eu le sentiment d'être un matériau convecteur et que, à travers moi, ces auteurs s'étaient parlé, répondu, entendus.
Ce jour-là, entre la petite averse du matin et l'orage monumental du soir, j'ai renoué avec mon vélo et la ville bruissante de mille cigales et je suis allée lire au Canal Café.
Je laisse à Annie Ernaux le mot de la fin (provisoire) de ces pérégrinations littéraires :
"Breton souhaite écrire des livres qui "jettent les gens dans la rue". Nadja m'a jetée dans la rue. Tout cela, cette liberté, cette quête, sont au fond de mon écriture, bien que je n'aie rien de commun avec le lyrisme et la poésie surréalistes. Occasion pour moi d'avancer que, ce qui compte dans les livres, c'est ce qu'ils font advenir en soi et hors de soi."
Annie Ernaux. L'écriture comme un couteau (entretien avec Frédéric-Yves Jeannet).
8 commentaires:
On peut dire la meme chose de certains films, n'est-ce pas?
...je parlais de la derniere phrase d'Annie Ernaux.
Il y a aussi Henri Calet et ses pérégrinations parisiennes, dans le 14ème mais pas seulement...
Je ne visais pas l'exhaustivité ! Alors n'hésitez pas à laisser vos références, (cinématographiques aussi, Agnès !) c'est une bonne idée !
Un temps j'ai vraiment cru que tu parlais de Jean Rollin :
http://www.nanarland.com/Chroniques/Main.php?id_film=lacdesmortsvivants
O_o'
C'était juste pour dire ce que ce sujet m'évoquait spontanément... :-)
senbei : hinhin !!!
Mais c'est bien comme cela que je l'ai entendu, mlle la mangue !
c'est bien beau tous ces commentaires, mais vous semblez oublier que quelqu'un agonise sur ces photos, en silence, il souffre.
Moi, je n'arrive pas à imaginer Gwen sans son vélo...
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