L'art de la fugue
Devant la bibliothèque agrandie, elle me demande si je peux lui prêter un livre pour l'avion.
Je pense à des mots qui, dans les airs, pourraient prolonger son séjour sur ma terre. Je pense à Sarinagara qui serait une belle manière de lui dire au-revoir.
Mais ce livre fugueur a déjà pris l'avion, un autre jour.
Alors je fais confiance aux Années douces d'Hiromi Kawakami pour prolonger ses sensations, sa présence ici, même loin.
"Ce n'est pas qu'Issa ait trop de respect pour la poésie, qu'il se sente indigne d'elle. Au contraire. Pour s'y livrer avec l'arrogance que les autres y mettent, il manque juste d'assez de sérieux et d'un peu de courage. Il se dit qu'au fond cela suffit et qu'il y a déjà eu assez de mots posés sur le monde au cours des siècles, de poèmes fatigant l'horizon de toute leur solennité vaine, que la lune, l'étang, la neige, les fleurs de cerisier ont bien mérité qu'on les laisse un peu tranquilles, qu'on les abandonne au grand silence calme qui leur convient. Si Issa se résout à écrire, peut-être est-ce avec la certitude que cette décision ne l'engage à rien, que toute histoire est finie, qu'l n'y a rien à ajouter du tout à ce que d'autres ont dit, qu'il est juste question de s'effacer, de fatiguer sa vie dans l'insignifiance paisible d'un temps qui, de toute façon, s'enfuit.
Ecrire, il le sait, est juste une façon de laisser pour personne un signe dans le soir :
au soleil couchant -sur un mur pour toi j'écris-
j'ai été ici."
Philippe Forest. Sarinagara.
(1er août 2008, troisième anniversaire de notre fugue au Japon, début d'une quatrième année douce.)
3 commentaires:
les années douces ?
Excellent choix.
Oui, il a bien voyage le Forest et il fait bien voyager aussi...
Il disait Issa Kobayashi :
"
Monde de rosée
C'est un monde de rosée
et pourtant pourtant"
Poème de l'imitation, des mots en écho, du chant dans le chant, je veux y voir une double-fugue à deux voix.
Pays de Neige.
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