L'image fantôme (le salon)
"Le Polaroïd est une marque déposée, comme le Coca-Cola. La réussite de ce genre de produit repose d'abord sur un mystère : l'objet doit être magique, il doit nous épater, ne jamais tout à fait dévoiler son secret. (...)
Quand le docteur Land, en 1947, a présenté à l'Optical Society of America son projet d'une pellicule à développement instantané, il l'a bien dit : "Le procédé doit rester caché, ou être non existant pour le photographe qui, par définitions devra penser seulement à l'art de prendre une photo, et non pas à la technique selon laquelle elle se forme."
(...) Il a fallu démontrer qu'il y avait un art Polaroïd distinct de l'art photograhique, bien que les couleurs sortent pareilles, bien que le format soit bloqué.
On a distribué des Polaroïds aux tenants de l'art photographique : Walker Evans, Ansel Adams, André Kertész, Duane Michals, Helmut Newton, Ralph Gibson et aussi des peintres, Andy Warhol, Richard Hamilton. A la fois on leur demandait leurs noms, et on leur demandait : "Montrez-leur que vous pouvez faire aussi bien avec cet appareil qu'avec votre appareil habituel, ou, mieux encore, montrez-leur que vous pouvez faire autre chose avec cet appareil, mais n'abandonnez pas vos tics, on ne vous reconnaîtrait pas." Walker Evans, qui photographia des façades presque toute sa vie, photographia une ultime façade de maison. Helmut Newton photographia des jambes de femme plantées dans des chaussures vernies noires. Duane Michals un dos d'homme qui s'étire. Chacun suivit ses fantasmes, recopia ses propres expressions. On proposa aussi aux photographes de travailler sur des hèmes, l'auto-portrait, par exemple, parce que l'appareil se prête bien à cet exercice solitaire : pas de témoin, et un contrôle total de l'image et de ce qu'on veut laisser comme image. (...)
Rudiger Vogler, le héros des films de Wim Wenders, fait souvent des Polaroïd (ou des Photomaton) dans le cours de ses désoeuvrements et de ses errances, comme pour doubler sa solitude d'une trace, pour s'en détacher, et aussi pour accroître la distance qui le sépare du monde, en le mettant en boîte, et en le faisant tomber sous forme de vignettes dérisoires, comme la viande hachée à la sortie du pressoir.
Le Polaroïd, après la photo, veut accéder au statut d'art, et c'est son droit : on peut faire de l'art avec n'importe quoi, des bouts de ficelle, une main posée sur une paroi. Mais la beauté et la force de ce matériel ne sont pas là, elles sont dans son côté recraché, précipité et fragile, dans sa course angoissée à l'immédiateté, à reculons dans le temps. André Kertész, qui a maintenant quatre-vingt-cinq ans, et qui vit à New York, ne peut plus sortir dans la rue avec son appareil : on le lui volerait aussitôt. Et puis sa main tremble. Il a d'abord fait des photos de sa fenêtre, au téléobjectif, avec un appareil sur pied. Maintenant il reste à l'intérieur et il photographie au Polaroïd l'intrusion de la lumière dans des petits objtets de verre, des oiseaux posés au bord de sa fenêtre. Et s'il utilise le Polaroïd, c'est qu'il est à un âge où il ne peut plus attendre le temps du développement, dans la crainte que la mort lui ravisse l'image..."
Hervé Guibert. L'image fantôme.
Dans les hivers de la rue Jean Bart, le soleil traversait toute la bibliothèque et, après s'être posé sur Belours et Agneaudoux d'Hervé Guibert, sur Un 19 février à Stella Plage d'E, il rampait jusqu'au fauteuil.
C'était, alors, l'heure des genoux pour le chat gris, l'heure des théières et des Polaroïd qui rendaient ces lieux fantomatiques avant même que nous vienne l'idée de les quitter.
2 commentaires:
c'est marrant que tu parles de polaroid. J'ai passé la matinée, hier, a me battre avec une vielle chambre polaroid récupérée au labo dans laquelle j'ai glissé un pack de Fuji (ils continuent, eux...). Le résulta est mitigé, j'ai ruiné 6 photos avant d'arriver a extirper les photos d'une manière correcte. Longue vie a Fujifilm.
Eh oui, ils continuent, EUX... Encore une bonne raison pour continuer d'habiter au Japon !
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