8.2.09

Les cailloux du petit Poucet

C'est comme s'il suffisait de me pencher. Que les livres avaient été déposés par une main dont je veux continuer à ignorer le dessein. Comme si les livres traçaient droit un chemin vers une destination que je ne connais pas.
Et alors, c'est en moi que, en s'empilant, les mots forment un dessin.

"Chez le coiffeur, j'ai le loisir de me répéter, yeux clos, engourdie de bonheur : vie si riche, perpétuellement renouvelée, vie de présences, peuplée de mots jamais entendus, de visages jamais vus; et de mots qu'on peut entendre toujours, de visages qu'on pourrait toujours voir... Grands projets : l'an prochain m'installer chez moi dans l'appartement de Bonne-maman; recevoir, écrire, gagner de l'argent, sortir. Quelle plus belle oeuvre que cette destinée que j'accomplis ? Quelle certitude ne plus connaître le vide. (Ou vient-elle seulement de mon nouvel amour ?)"
Simone de Beauvoir. Cahiers de jeunesse 1926-1930. Jeudi 30 mai 1929.

"Ce jour qui allait devenir vraiment spécial pour moi, en cette fin d'après-midi de mai chaude comme en plein été, j'étais parti faire un tour. Ma destination : certains recoins secrets d'Ikebukuro que je venais de découvrir. La librairie Hôrindô à Ikebukuro Ouest et Libro, le rayon livres du grand magasin Seibu à Ikebukuro Est.
Ces derniers temps, je m'étais peu à peu mis à lire des livres avec du texte (!)
Des choses que je voulais savoir, il y en avait des montagnes. Des volontaires pour me les apprendre, il n'y en avait aucun. Alors je m'étais mis à lire par moi-même.
Jusque là, même s'il m'arrivait de mettre les pieds dans des librairies, je ne fréquentais que les rayons mangas et les présentoirs de revues. Au début, lire toutes ces pages croulant sous les signes m'était aussi pénible que de faire une longueur de piscine en apnée. Mais petit à petit, on gagne du souffle. Même moi qui n'avais chez moi aucun livre digne de ce nom, je parvenais maintenant à lire plusieurs dizaines de pages sans m'arrêter. Parfois même une centaine de pages d'une traite ! Miracle de la physiologie humaine."
Ishida Ira. Ikebukuro West Gate Park.

"Le livre à lire à haute voix qui se vend avec le petit déjeuner et une poignée de pois. Comme c'aurait été bien s'il avait été posé sur la table un peu obliquement pour laisser la place à la tasse de lait, et tracer une ligne parallèle avec la lumière mince du matin qui se jette sur le sol de pierre."
Ryoko Sekiguchi. Deux marchés, de nouveau.

"J'avais décidé de ne rien lire d'écrit le dimanche. Au lieu de quoi j'observais les gens que je voyais dans la rue comme s'ils étaient des lettres isolées. Parfois, quelques personnes s'asseyaient à une table dans un café et, pendant un moment, ils formaient un mot. Puis ils se dispersaient pour aller former un autre mot. Sans doute venait-il un instant où la combinaison de ces mots formait par hasard plusieurs phrases et où j'aurais pu lire cette ville étrangère comme un texte.
Jamais je ne découvris une phrase dans cette ville mais seulement des lettres, et parfois quelques mots sans aucun rapport avec le "contenu" de cette civilisation. Ces mots me poussaient de temps en temps à ouvrir l'emballage extérieur et je découvrais dessous un autre emballage."
Yoko Tawada. Narrateurs sans âmes.

"Dix ans, vingt ans que je suis là, à tourner résolument le dos au monde, à lire seulement des livres inutiles : je ne peux certes pas empêcher le monde de classer aussi la vie que j'ai menée jusqu'ici dans les activités inutiles ou dans celles qu'on tolère, mais tout de même, je n'aurais pas été fichu de gagner un sou ?"
Furui Yoshikichi. Le dos seul aux dernières lueurs du jour.

"La dernière semaine à Paris, j'avais acheté une pile de mes cahiers préférés. Ce n'était pas par fétichisme. Ecrire est déjà assez laborieux pour, en plus, se persuader qu'on a besoin de ci et de ça pour s'y mettre -à part de temps et de liberté. J'avais acheté une pile de ces cahiers simplement parce que leur compagnie est agréable.
J'ai rempli la pompe de mon stylo; me disant qu'avec un peu de chance -même si décidément la chance ne fait rien à l'affaire- l'encre se déviderait au fil des jours. L'écriture était pour l'instant dans le flacon, une pelote liquide. Je contemplai ce flacon qui contenait mon livre et j'écrivis le titre sur la couverture du cahier : Le Pays.
Puis je me levai et fis du thé dans la cuisine, c'était déjà bien parti, une première étape de franchie. J'ouvris le frigo et mangeai pensivement un yaourt. Ne pas fumer. Tournait dans ma tête un mobile, lent et éclaté... Des fils et une structure ténue, de petits objets occupant un espace... Si je trouvais la forme, un lien intuitif entre les éléments du mobile, il deviendrait lisible, il deviendrait un livre."
Marie Darrieussecq. Le Pays.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

aujourd'hui le Petit Poucet a un gps, c'est lui qui "largue" ces parents... Je suis entre les deux. Auspice de l'hospice.
ps : Merci pour aujourd'hui.

Anonyme a dit…

Toutes ces ombres longues
et allongées sur la terre

soleil affleurant.

Anonyme a dit…

Si jolis dessins des mots - à lire et à penser - et si jolis dessins de nos vies à l'intérieur de ces mots.
Le bonheur d'Ishida Ira est sans-cesse renouvelé - lire "par soi-même".
C'est drôle, je ressens souvent ce que décrit Yoko Tawada, ceux que l'on regarde et qui forment des lettres, parfois des mots.
Indicible joie qui m'a traversée certains jours: il est arrivé qu'ils forment aussi des phrases entières...
Ju