15.6.09

La mémoire dévoilée


Même si elle est moins apparente que la longueur des jambes, la forme des yeux, la nature des cheveux ou la capacité à chanter juste, la mémoire fait partie des injustices de la vie.
Car nous ne sommes pas tous égaux face à elle : en avoir un peu, pas du tout, trop, laquelle et pour combien de temps... C'est loin d'être accessoire... Il me semble, au contraire, que c'est déterminant.

Je reste perplexe quand j'entends des gens dire qu'ils n'ont aucun souvenir de ce qu'ils ont vécu avant l'âge de six ans.
Je pense que ceux qui oublient leur date de mariage doivent le faire un peu exprès.
Je trouve ça très désagréable quand c'est la troisième fois en six mois qu'on me présente à quelqu'un qui semble me voir pour la première fois.
De la même façon, je suis sidérée de savoir que certains se rappellent de leur tout premier numéro de téléphone, parviennent à mémoriser des poèmes entiers, se souviennent du programme d'histoire de leur classe de CM1 ou des dates de naissance et de mort de tous les rois de France...

Ce serait si simple si on pouvait décider de ce dont on veut se souvenir... ou pas. Ou savoir à l'avance ce qu'on retiendra... ou pas.
Mais, en la matière, je crois qu'il n'y a pas de règle, je crois qu'il n'y a que des surprises.
N'empêche, si j'étais autorisée à faire le tri, je remplacerais volontiers, dans ma salle des archives personnelle, quelques vieilleries inutiles par des paragraphes de livres aimés.
Je voudrais bien, par exemple, me souvenir de ces lignes :

"Je disais tout à l'heure que la mémoire de l'écrivain n'était sans doute pas plus riche de contenu qu'une autre -non sans doute, seulement elle est orientée, ce qu'elle retient d'instinct, c'est justement tout ce qui pourra refléter de plus ou moins loin, tout ce qui pourra prendre feu à la chaleur de ces quelques images privilégiées; c'est à cause de ce tri instinctif fait dans ses souvenirs que les correspondances s'éveillent chez lui plus facilement à l'appel d'une image; la mémoire, en effet, à a retenu surtout ce que ces images élues étaient capables de vivifier, d'électriser, tout ce qui était en somme matériaux bons conducteurs. J'aimerais bien d'ailleurs citer ici un mot d'Alain qui dit tout cela parfaitement. "L'idée faible -voici ce qu'il écrit- c'est celle sur laquelle j'ai vécu, sur laquelle nous vivons tous, savoir que l'imagination est un résidu de souvenirs. Au fond, l'imagination est un effet des sentiments. Dominer toutes ses pensées par un sentiment représenté, c'est imaginer et non pas se souvenir. En effet, chacun a pu remarquer que des images très simples sont réelles et présentes comme par privilège, c'est qu'on les connaît, c'est qu'elles reviennent. La force d'imagination consiste en ce qu'on donne à un souvenir très simple une force de maladie."
Julien Gracq. Les Yeux bien ouverts in Préférences.

... Plutôt que de me rappeler de la date d'anniversaire de deux ou trois garçons que j'ai embrassés à la fin des années 80...


(Frappée par la semaine qu'elle a consacrée à la mémoire, j'emprunte sa thématique ainsi que le titre de mon billet à Madame Gâ.)

2 commentaires:

elsia a dit…

Ayant temporairement vécu dans un monde où la mémoire parfaite (par-coeur/sans-coeur) était loi, où les souvenirs personnels se devaient d'être éliminés pour laisser plus d'espace disponible aux précisions des royautés justement, mais aux pages de dictionnaires latins et anglais également (infinies variations de la langue anglaise pour décrire le miroitement de l'eau... un plafond à caissons lambrissés se dit lacunar, aris... ce sont les moments de poésie qui sont restés, je m'en aperçois aujourd'hui), je me suis réveillée un jour la mémoire vide. A coller des post-its sur tous les vides possibles, à tout écrire dans des calepins, des carnets, noter, noter, tout noter. Je me suis réveillée incapable de me rappeler mon âge, le jour où mon frère était né, l'année où j'ai quitté la maison, comment faire un œuf à la coque, maintenant tout est noté, c'est la première recette de mon carnet dédié. Le latin, les royautés ont été balayés aussi, pour le meilleur comme le pire, à assumer. Les souvenirs sont restés, ressentis, émotion, lumières, touchers, odeurs, mais sans date, sans ancrage d'aucune sorte, libres, flottants, datés de la mémoire des autres. L'avantage, c'est que certains sont devenus irrémédiablement présents, parfois j'ouvre les yeux avec le temps en boule qui ne sait plus son nom, et je me trompe de vie, de moment, j'ai oublié. Les post-its sauvent la vie, mais c'est comme les lunettes, des fois ça vaut le coup de vivre sans, dans la douceur du flou.

Gwen a dit…

Tiens, voilà quelque chose que je suis bien incapable de retenir : le temps de cuisson d'un oeuf à la coque ! Du coup, mes oeufs sont durs quand je les voudrais mollets ou pas assez cuits quand je comptais les manger durs...
Et pourtant, les oeufs sont une des grandes passions de ma vie...
Inexplicable, décidément, cette histoire de mémoire...