25.1.09

L'heure anglaise (6)

Les feuilles ne sont pas toutes de papier.
Il y a aussi celles qui, se dépliant dans l'eau chaude, accomplissent toujours le même miracle de la changer en cette boisson précieuse qu'est le thé.
Hier, au bout de mon bras se balançaient les Carnets de jeunesse de Simone de Beauvoir mais aussi le thé au yuzu, accessoire non superflu pour se plonger dans la lecture des journaux féminins.

"Si je reprenais mes plans pour la rentrée ? D'abord, coûte que coûte, continuer ce cahier. Travailler, et travailler beaucoup : avec ardeur même et plaisir si possible, sans craindre d'être trop intellectuelle : il n'y a plus de danger...
Lire, pas énormément si je n'ai pas le temps, mais lire des livres nécessaires coûte que coûte.
Autant que possible il faudrait parcourir chaque semaine quelques revues : La Revue des jeunes, La revue universelle, La N.R.F., Les Etudes, peut-être d'autres.
Finir Verlaine. Lire Mallarmé, Rimbaud, Laforgue, Moréas.
Tout ce que je peux trouver de Claudel, Gide, Arland, Valery Larbaud, Jammes.
Continuer peut-être Ramuz, Maurois, Conrad, Kipling, Joyce, Tagore, Maurras, Montherlant, Ghéon, Dorgelès, Mauriac.
Aborder Arnoux, Fabre, Giraudoux.
Wilde, Whitman, Blake, Dostoïevsky, Tostoï.
Romain Rolland.
André Chenier. Leconte de Lisle.
Tout le Paul Valéry possible.
S'informer de Max Jacob, Apollinaire, des surréalistes.

Simone de Beauvoir. Cahiers de jeunesse. 17 août 1926.

Au moment où la jeune Simone de Beauvoir prenait de bonnes résolutions pour sa rentrée, Virginia Woolf, elle, alternait les moments de dépression et ceux de rédaction de La promenade au phare.

"Mon propre cerveau
Voici, en miniature, toute une dépression nerveuse. Nous sommes arrivés mardi. Me suis écroulée dans un fauteuil, à peu près incapable de m'en arracher. Tout insipide, sans goût, sans couleurs. Un immense besoin de repos. Mercredi, un unique souhait : être seule au grand air. L'air délicieux. Evité de parler, n'ai pas pu lire. Ai pensé à ma faculté d'écrire, avec vénération, comme à quelque chose d'incroyable, appartenant à quelqu'un d'autre, dont plus jamais je ne jouirai moi-même. Tête complètement vide. Dormi dans mon fauteuil. Jeudi : absolument aucun plaisir à vivre, mais me sens peut-être un peu mieux accordée à l'existence. en tant que Virginia Woolf, caractère et particularités complètement anéantis. Humble et modeste. Difficulté à trouver mes mots. Lu machinalement, comme une vache rumine. Dormi dans fauteuil. Vendredi, sentiment de fatigue physique, mais légère activité cérébrale. Recommencé à enregistrer les choses. Fait un ou deux projets. Impossibilité de construire des phrases. Peine à écrire à Lady Colefax. Samedi (aujourd'hui), plus lucide, plus légère. Pensé que je pourrais écrire, mais ai résisté, ou trouvé que c'était impossible. Une envie de lire de la poésie m'a prise vendredi. Cela me ramène au sentiment de ma propre individualité. Lu un peu de Dante et de Bridges, sans chercher à comprendre, mais en ai tiré du plaisir. Je commence maintenant à vouloir écrire des notes, mais pas encore de roman. Aujourd'hui pourtant mes sens se réveillent. Pas de pouvoir créateur encore; aucun désir d'insérer des scènes dans mon livre. Retour de ma curiosité littéraire : ai envie de lire Dante, Havelock Ellis et l'autobiographie de Berlioz; et aussi de fabriquer un miroir avec un cadre de coquillages. Il est arrivé parfois que ces phénomènes se soient étendus sur plusieurs semaines.

Virginia Woolf. Journal intégral. Eté 1926.

4 commentaires:

Agnès a dit…

"lire des livres necessaires" me renvoie a notre conversation! Salut de Londres noye sous la pluie!

Gwen a dit…

Quant à moi, j'ai passé ma journée au soleil à lire des "livres nécessaires"... je sais, c'est énervant !!!

patoumi a dit…

J'ai envie de pleurer.
Je vais aller lire, nécessairement.

Gwen a dit…

... Et il vaut mieux lire nécessairement que "machinalement, comme une vache rumine"... Même si on sait que la rumination est nécessaire à une vache !!!