Sur les bords (la Sumida)
Quand elle avait annoncé qu’elle travaillait chez Freaks, tout le monde avait poussé des cris enthousiastes et envieux. Certains d’entre eux, pleins d’espoir, lui avaient demandé si elle pourrait leur faire une remise.
Freaks était leur boutique fétiche quand ils étaient au lycée. Et parce qu’elle était trop chère pour eux, ils rêvaient tous des fabuleux métiers qu’ils exerceraient plus tard et qui leur permettraient de dévaliser la boutique.
Une bonne motivation pour réussir les concours d’entrée à la fac !
A présent, ils y étaient, à la fac. La bande s’était disloquée en fonction de leurs résultats à chacun. Ils essayaient de se revoir le week end mais ils avaient leurs révisions, leurs nouveaux amis et, certains d’entre eux, comme elle, avaient trouvé un petit boulot.
Rares étaient ceux qu’elle avait vus franchir le seuil de la boutique depuis qu’elle y travaillait. Non, elle ne pouvait pas leur accorder de remise.
Les prix restaient trop élevés pour leur budget d’étudiants et chacun pressentait que, lorsqu’ils auraient enfin cette carrière qui leur permettrait de s’habiller chez Freaks, ils n’en auraient plus envie.
Elle en voyait, des aussi jeunes qu’eux, aussi désargentés, déambuler dans les rayons, déplier les tee shirts, les contempler rêveusement un moment avant de les reposer en soupirant.
Elle passait derrière eux pour ranger sans regret : elle avait d’autres priorités que de s’acheter ces vêtements colorés. Elle avait tenu à prendre une chambre, aussi devait-elle en assumer le loyer.
Il n’était pas aussi plaisant qu’un lycéen pouvait l’imaginer de travailler chez Freaks. Il fallait rester debout toute la journée, être attentive aux clients et, surtout, tâcher de les entendre malgré la musique assourdissante.
Elle regagnait sa chambre abrutie, ne rêvant que de silence, monopolisant l’énergie qui lui restait à ses travaux personnels.
Les premières semaines, on lui avait fait comprendre qu’il était de bon ton de s’intégrer à l’équipe. Cela signifiait se joindre aux employés qui, ensemble, allaient en boîte le samedi soir après avoir rapidement avalé un hamburger.
Elle s’était pliée à cette coutume trois semaines de suite.
Ses collègues avaient dansé une bonne partie de la nuit pendant qu’elle était restée au bar, en compagnie d’un ancien de la boutique qui avait entrepris de lui en exposer l’historique.
Trois semaines de suite, elle s’était endormie sur le comptoir.
La quatrième semaine, elle était rentrée chez elle après sa journée de travail. Personne n’avait tenté de la retenir.
Elle n’avait pas compris pourquoi il lui avait donné ce rendez-vous.
En pénétrant dans le métro, elle réalisa que cela faisait des semaines qu’elle n’avait plus quitté le périmètre restreint de Shibuya où elle allait de sa chambre à l’école d’art, de l’école jusque chez Freaks.
Si elle s’était aperçue que le printemps était revenu, c’est parce qu’elle avait installé la nouvelle collection à la boutique.
Elle n’avait pas compris pourquoi il tenait absolument à la voir, elle, ce jour-là. Après tout, ils n’étaient que des copains de lycée qui étaient en train de se perdre de vue.
Il lui avait dit de descendre à la station Kuramae, de gagner les bords de la Sumidagawa et de les suivre jusqu’à Asakusa.
Elle n’était jamais venue dans ce quartier et consulta le plan à la sortie du métro afin de trouver la direction de l’eau.
Il était tôt.
Elle n’avait pas compris pourquoi il lui avait donné rendez-vous si tôt.
Elle longeait les flots odorants de la Sumidagawa que troublait le passage des péniches. Le décor était urbain mais sentait la mer. Et la voie rapide sur l’autre berge de la rivière, le train qui ralentissait lors de sa traversée sur le pont faisaient naître des désirs de voyages, de départ.
Cet espace lui donnait envie de courir, comme les joggeurs qui la dépassaient à petites foulées ou de sautiller comme une petite fille.
Elle ressentait de manière encore plus flagrante son enfermement des derniers mois.
Et puis, au bout de cette promenade inédite, elle les vit.
C’était comme une explosion dans le ciel déjà bleu du matin.
Les sakuras !
Comment n’y avait-elle pas pensé ?
Elle s’arrêta pour embrasser du regard tout le paysage rose et retint les larmes qui menaçaient de poindre.
Ces fleurs fragiles qui, par grappes, alourdissaient les branches des arbres étaient si belles, ce spectacle si émouvant !
Quand elle l’aperçut, assis sur un banc, plongé dans un livre, comme toujours, elle se souvint de ses amies de lycée lui racontant leurs baisers échangés sous les fleurs des sakuras. Elle trouvait cela tellement cliché, si proche du ridicule.
Or, à cet instant, elle comprit pourquoi il lui avait donné rendez-vous là, à cette heure matinale et elle su qu’elle l’embrasserait sur ce banc, sous ces fleurs.
Et ce ne serait pas ridicule.
(Les photos sont de E.. Merci E.)
6 commentaires:
J'aime cette histoire!
... en digne fille de la Sumida, Agnès, ça ne m'étonne pas !!!
J'aime la douce banalité de cette histoire, elle renvoie à ce que je recherche dans la vie, à ce qui me donne le courage d'affronter les contraintes quotidiennes, tous ces petits bonheurs simples, qui se cachent à chaque coin de rue pour qui sait les voir...
C'est l'image que j'ai de toi Gwen, si je peux me permettre, tu es l'oracle des bonheurs simples, et c'est pour cela que j'affectionne particulièrement ton blog!!
Oh.
(C'est un "oh" qui mélange de la douceur, de l'enthousiasme, de l'admiration et de la reconnaissance.)
Vous me faites penser à ces gens qui, une fois qu'ils ont remarqué -et ça arrive assez vite- qu'ils peuvent vous faire rougir, s'amusent à provoquer votre embarras !!!!
(mais merci quand même !!!!)
J'ai pense a cette histoire toute la journee. Tes mots se sont poses avec une telle simplicite et douceur sur cette histoire, elle m'a fait penser a la prose de Hiromi Kawakami!
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