Là je suis... (3)
Je pense qu'il savait parfaitement que je n'étais pas dupe de son préalable "je vais vous raconter l'histoire d'un de mes amis".
Le contexte de notre rencontre nous avait permis de nous savoir tous deux très coutumiers des procédés de narration.
Qu'il ait choisi celui-là m'avait d'abord attendrie.
Il ne disait jamais rien de lui. Rien ne filtrait. Je savais juste ce qu'il lisait.
J'étais également touchée que ce soit à moi qu'il choisisse de dévoiler son passé pour ce que je devinais être la première fois.
Plus tard, j'ai pensé que s'il s'était dissimulé sous la biographie d'un éventuel ami, c'était pour se protéger mais aussi, et surtout, me protéger moi. Et nous donner une chance de continuer à nous voir. Il me donnait ainsi la possibilité de croire qu'en le rencontrant, je n'étais pas en train de passer du temps avec un assassin. Un assassin qui avait accepté d'être extrait de la prison en devenant ce qu'il avait toujours détesté que son père soit.
Il avait vécu le lavage de cerveau assorti de l'entraînement physique d'un camp de préparation.
Il avait accepté de lier sa vie entière à une organisation qu'il ne serait jamais libre de vouloir quitter.
Il avait renoncé à une vie ordinaire où il est si simple de rencontrer des gens tous les jours, de répondre sans dissimulation aux questions banales : "et toi, tu habites où ? Et tu fais quoi dans la vie ?".
Il était obligé de se cacher en permanence, de ne jamais emprunter les mêmes trajets, de faire des planques pendant plusieurs jours d'affilée dans des endroits glauques et sans hygiène, obligé de désigner des petites frappes incultes si vraiment il tenait à utiliser le mot "ami".
Il était envoyé dans des coins du monde qu'il ne choisissait pas, à des dates qu'il n'apprenait qu'au dernier moment...
Il avait l'impression de commencer à avoir payé pour l'acte criminel qu'il avait commis une douzaine d'années auparavant : il voyait que, contrairement à une peine de prison, la privation de sa liberté n'aurait pas de fin.
Il semblait penser qu'avoir des remords ne lui rendrait rien de plus supportable alors il préférait ne pas en avoir.
M'aurait-il confié son histoire s'il avait su qu'un jour -beaucoup plus tard, certes, mais un jour- je finirais par la répéter ?
Je pense que oui.
Je pense que les moments passés avec moi sur un banc, le temps du sandwich de ma pause-déjeuner étaient les seuls où il pouvait faire semblant de ne pas être un homme traqué autant que traqueur mais un étudiant qui prendrait son temps pour achever la rédaction de son mémoire.
Je pense que ces moments lui permettaient de reprendre son souffle et qu'il savait déjà qu'un jour, il disparaîtrait de ma vie aussi brusquement qu'il y était entré.
Je pense qu'il savait que, à part cela, je continuerai à tout ignorer de lui.
Alors, même si j'avais brandi ma carte, si je lui avais dit : tu sais, moi, dans la vie, je suis :
il m'aurait tout de même livré l'histoire de son soi-disant ami.
Là je suis : quand j'ai dit à Mme Gâ que j'aimerais faire, un jour, un métier qui me permettrait de lui commander des cartes de visite, elle m'a prise au mot et m'a envoyé quelques propositions ... qui sont devenues, pour moi, une source d'inspiration !
Vous pouvez lire la série ICI
Pauvre Sophie Calle qui a dû, elle, se contenter de l'imagination de Paul Auster !!!
3 commentaires:
Et c'est vrai que tu les racontes si joliment bien...
C'est comme un cadeau qu'il a su se faire à lui-même : se savoir glissé entre tes lignes, petit espace de liberté caché dans quelques lettres.
DesBIsesDeL'Ecouteuse
wo-ha-oo!!
Raconteuse ou reflet d'histoires... Mais que sont ces mots? Vous le dites magnifiquement, mais que sont-ils? A quoi servent-ils pour vous, et lui. J'aimerais que vous le disiez. J'aimerais l'entendre de vous...
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