10.1.07

Fragments des morts

A quoi ça tient, d'où ça vient ?
C'est peut-être parce que, dans la maison de mes parents, le téléphone était dans l'entrée, la pièce la plus sonore et ouverte, qui ne permettait aucune intimité.
C'est peut-être un résidu de la timidité qui, lorsque j'étais enfant, m'emprisonnait, me faisait taire.
C'est peut-être parce que, pour moi, la parole s'accompagne du regard, parce que les émotions sont aussi au fond des yeux.
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J'ai toujours écrit. Des lettres fleuves à mes amis. Des romans feuilleton à mes amoureux. Coller un timbre sur une enveloppe, c'était, pour moi, davantage m'engager que de laisser se perdre mes mots le long des cables téléphoniques. Je sais me figurer le voyage d'une lettre. Je n'ai toujours rien compris au fonctionnement d'un satellite.
Je ne sais pas ce qu'est devenu tout ce papier noirci (verdi aussi puisque, à défaut d'écrire de la poésie, j'écrivais en vert à une période de ma vie). Je crois que tout le monde n'accorde pas au courrier toute la valeur sentimentale que moi j'y mets et beaucoup de mes lettres ne doivent plus exister à présent.
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Je reste persuadée que les militaires ont inventé l'internet pour mon usage. Me permettant l'immédiateté du téléphone et me fournissant encore un moyen de contourner avec l'écrit l'usage du combiné.
Mais, à la première occasion, je retrouve le papier, de manière aussi à connaître l'écriture de mes amis. Leur regard est important mais leur tracé sur une feuille aussi.
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Au Japon depuis un an et demi, je ne téléphone toujours pas. Ou peu. Je ne connais pas la voix du petit c. qui, un jour prochain, prononcera des phrases.
Et pourtant : "un coup de fil vaut une visite" disait ma grand-mère. Et c'est ma mère qui me l'a rappelé, lors d'une conversation téléphonique. Ce jour-là, j'étais sur un trottoir, assise à Harajuku. Elle était dans le bureau, là où est le téléphone, à présent. 10000km et 8 heures de distance. Oui, c'est vrai, c'est magique et j'avais l'impression d'y être. Mais.
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Aujourd'hui, de retour du café sous le ciel toujours bleu. Je mets de l'eau dans la bouilloire, allume l'ordinateur et, parce que je sais que Ludovic Degroote passait du jour au lendemain sur France Culture, j'écoute la radio.
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Un an et demi que je n'ai pas entendu la voix de Ludovic et à ses premiers mots, je suis au bord des larmes.
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Ce jour-là, à l'Arbre à Lettres, invité par Pierre et Katrine, Ludovic lisait Pensées des morts et moi, je faisais connaissance tout à la fois de sa voix, de ses mots, de son regard et j'ai été touchée quand sur mon, son livre, il a écrit quelques mots à l'encre. C'était les premiers mots que nous échangions. Il y en a eu tant d'autres.
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Aujourd'hui, en écoutant Ludovic parler des morts, de ses morts, m'est revenu aussi l'un des derniers soirs de notre vie française. Un soir dans son jardin où nous étions réunis et où seule notre amitié aurait pu nous contenter mais où la douceur de l'air, le vin, la bonne cuisine étaient aussi de la partie. Un soir qu'on savait être le dernier avant longtemps. Mais qui, maintenant nous le savons, a été le dernier. Un soir que n'importe quel voyage en avion, au milieu de l'été, ne fera jamais revivre.
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Aujourd'hui, le ciel de Tokyo n'apaise pas ma peine, n'adoucit pas les bleus que j'ai au coeur.

"Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. Quelque chose que je n’ai jamais dit ni même raconté ni même cherché à exprimer, mais qui a constamment été là, fait de fragments, de bribes, de bouts, auxquels les limites déterminées par mes dates de naissance et de décès donnent, sinon un sens, du moins une espèce d’unité. En mourant il me semble avoir abandonné quelque chose qui ne m’appartenait pas, dès le début, quelque chose qui au fond faisait que je n’étais même pas le début, qu’il n’y avait pas de commencement mais une simple inscription dont la complication provenait de ce que je cherchais à lui fournir un sens et une unité. Un peu comme lorsqu’on entre quelque part, on laisse son manteau au vestiaire, et puis, à la fin, quand on repart, on le reprend; ça n’est pas ça qui donne du sens à la visite, ça en indique juste l’heure." Ludovic Degroote. 69 vies de mon père . Ed. Champs Vallon.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Recevoir cette enveloppe abimée. Son petit papier recroquevillé ; comme un oeuf.
L'apercevoir dans la boite : attendre, inespérée ..

'Confession d'un masque' ... lui aussi, Yukio, nous a quittés.

Parfois, Gwen, ton blog ressemble à une lettre ; recevoir cette enveloppe abimée ...

Pays de Neige

RS a dit…

Très proche de la "trace dans la vie des autres" de l'image fantome. Même lorsqu'elle est volontaire, il y a toujours une part qui nous échappe. Heureusement d'ailleurs ... ;-)

A la différence du téléphone, l'écrit permet de "converser" avec l'image qu'on se fait des autres, et celle qu'on aimerait qu'ils aient... souvent avec soi-même aussi ! Le téléphone laisse parfois une impression d'inachevé, parce qu'on a été interrompu dans l'expression de ce qu'on voulait dire, que la conversation a pris un autre chemin, ... Frustrant parfois. L'écrit instrumente une confession moderne, à la limite d'une catharsis, au sens psychanalytique